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MANIFESTE CYBORG •
https://wiki.lereset.org/_media/harawaynb.pdf •
Donna Haraway •
1984 •
MANIFESTE CYBORG: SCIENCE, TECHNOLOGIE ET FÉMINISME SOCIALISTE À LA FIN DU XX E SIÈCLE •
R R ê ê v v e e i i r r o o n n i i q q u u e e d d u u n n e e l l a a n n g g u u e e c c o o m m m m u u n n e e p p o o u u r r l l e e s s f f e e m m m m e e s s d d a a n n s s l l e e c c i i r r c c u u i i t t i i n n t t é é g g r r é é •
Je vais tenter ici de construire un mythe politique ironique qui soit fidèle au féminisme, au socialisme et au matérialisme. Plus fidèle peut-être au sens du blasphème que de la vénération et de lidentification respectueuses. Le blasphème semble exiger depuis toujours que lon prenne les choses très au sérieux. Je ne connais pas de meilleure posture à adopter de lintérieur des traditions évangéliques laïquo-religieuses, traditions suivies en politique par les Américains, y compris par les féministes socialistes. Le blasphème lancé de lintérieur de la majorité morale nous en protège, tout en soulignant le besoin que nous avons de communauté. Le blasphème nest pas lapostasie. Lironie est une histoire de contradictions qui ne se résolvent pas dans de grands “touts”, même dialectiquement. Lironie est une histoire de tension produite lorsque lon veut faire tenir ensemble des choses incompatibles parce que deux dentre elles, ou toutes, sont vraies et nécessaires. Une histoire dhumour, une façon de jouer sérieusement. Une stratégie rhétorique, une méthode politique que jaimerais voir plus souvent à lhonneur au sein du féminisme socialiste. Au centre de ma foi, de mon ironie, de mon blasphème: limage du cyborg.
Le cyborg est un organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant, créature de la réalité sociale comme personnage de roman. La réalité sociale est le vécu des relations, notre construction politique la plus importante, une fiction qui change le monde. Les divers mouvements féministes internationaux ont autant construit “lexpérience des femmes” quils ont ait émergé ou fait la découverte de cet objet collectif crucial.
Cette expérience des femmes est une fiction et un fait de la plus haute importance politique. La libération nécessite que lon construise la conscience de loppression et des possibles qui en découlent, quon les appréhende en imagination. Le cyborg: question de fiction et de vécu, qui change ce qui compte en tant quexpérience des femmes en cette fin de XXe siècle. Il sagit dune lutte de vie et de mort, mais la frontière qui sépare la science-fiction de la réalité sociale nest quillusion doptique.
La science-fiction contemporaine est peuplée de créatures cyborgs, à la fois animales et machines qui habitent des univers ambigus à la fois naturels et fabriqués. La médecine moderne, elle aussi, fait appel à des cyborgs, accouplements entre organisme et machine, tous conçus comme des systèmes codés, et dont lintimité et lénergie ne proviennent pas de lévolution de la sexualité telle que nous la connaissons. Le sexe cyborgien fait revivre quelque chose de la ravissante liberté réplicative des fougères et des invertébrés (quelle délicieuse prophylaxie naturelle contre lhétérosexisme. La réplication du cyborg a divorcé de la reproduction organique.
La production moderne ressemble à un rêve de travail accompli dans un monde colonisé par les cyborgs, un rêve à côté duquel le cauchemar du Taylorisme paraîtrait idyllique. Et la guerre moderne est une orgie de cyborgs qui a pour nom de code le C3I Command-ControlCommunication-Intelligence (Commandement-ContrôleCommunication-Renseignement), une ligne de 84 milliards de dollars dans le budget de la défense américaine de 1984.
Je plaide pour une fiction cyborgienne qui cartographierait notre réalité corporelle et sociale, une ressource imaginaire qui permettrait denvisager de nouveaux accouplements fertiles. La biopolitique de Michel Foucault nest quune pâle prémonition de la politique du cyborg, ce vaste champ.
La fin du XXe siècle, notre époque, ce temps mythique est arrivé et nous ne sommes que chimères, hybrides de machines et dorganismes théorisés puis fabriqués; en bref, des cyborgs. Le cyborg est notre ontologie; il définit notre politique. Le cyborg est une image condensée de limagination et de la réalité matérielle réunies, et cette union structure toute possibilité de transformation historique. Dans la tradition occidentale des sciences et de la politique tradition de la domination masculine, raciste et capitaliste, tradition du progrès, tradition de lappropriation de la nature comme ressource pour les productions de la culture, tradition de la reproduction de soi par le regard des autres la relation entre organisme et machine fut une guerre de frontières. Elle avait pour enjeux les territoires de la production, de la reproduction et de limagination. Ce chapitre est une plaidoirie et pour le plaisir à prendre dans la confusion des frontières et pour la responsabilité à assumer quant à leur construction.
Cest aussi une tentative de contribution à la culture et à la théorie féministes socialistes sur un mode post-moderne qui ne se réfère pas à la “nature”, dans la tradition utopiste dun monde sans genres sexués qui est peut-être un monde sans genèse et sans doute un monde sans fin.
Lincarnation du cyborg est extérieure à lhistoire de la rédemption. Elle ne sinscrit pas non plus dans un calendrier œdipien car elle ne cherche pas à cicatriser les terribles clivages du genre dans une utopie symbiotique orale ou une apocalypse post-œdipienne. Comme le dit Zoe Sofoulis dans Lacklein, texte inédit sur Jacques Lacan, Mélanie Klein et la culture nucléaire, les monstres les plus terribles, et peut-être promis au plus bel avenir, des mondes cyborgiens sincarnent dans des récits non-œdipiens qui ont une logique de répression différente et que nous devons comprendre si nous voulons survivre.
Le cyborg est une créature qui vit dans un monde post-genre; il na rien à voir avec la bisexualité, la symbiose préœdipienne, linaliénation du travail, ou tout autre tentation de parvenir à une plénitude organique à travers lultime appropriation du pouvoir de chacune de ses parties par une unité supérieure. Le cyborg na pas dhistoire originelle au sens occidental du terme ultime ironie puisquil est aussi lhorrible conséquence, lapocalypse finale de lescalade de la domination de lindividuation abstraite, le moi par excellence, enfin dégagé de toute dépendance, un homme dans lespace. Lhistoire des origines, au sens humaniste occidental du terme, repose sur le mythe dune unité, dune plénitude, dune béatitude et dune terreur originelles représentées par la mère phallique dont tous les humains doivent se détacher, pour accomplir leur double tâche de développement individuel et historique, selon les mythes jumeaux super puissants hérités du marxisme et de la psychanalyse. Comme la montré Hilary Klein, le marxisme et la psychanalyse reposent, dans leur conception du travail, de lindividuation et de lélaboration des genres, sur le même scénario: la différence doit être produite à partir dune unité originelle et trouver un rôle dans la mise en scène de la montée de la domination qui sexerce sur la femme / nature. Le cyborg saute létape de lunité originelle, celui de lidentification avec la nature au sens occidental du terme. Voici sa promesse illégitime, qui pourrait nous conduire vers la subversion de sa téléologie de guerre des étoiles.
Le cyborg est résolument du côté de la partialité, de lironie, de lintimité et de la perversité. Il est dans lopposition, dans lutopie et il ne possède pas la moindre innocence. Parce quil nest plus structuré par la polarité du public et du privé, le cyborg définit une cité technologique en partie basée sur une révolution des relations sociales au sein de loïkos, du foyer. Nature et culture sont refaçonnées; lune ne peut plus être la ressource que lautre sapproprie et assimile. Les relations, y compris celles de polarité et de domination hiérarchique, qui permettent, avec des parties, de former des “touts” sont à lordre du jour dans le monde cyborgien.
Contrairement au monstre de Frankenstein, le cyborg nattend pas de son père quil le sauve en restaurant le jardin originel; cest-à-dire en lui fabriquant une compagne hétérosexuelle, en faisant enfin de lui un tout fini, une cité, un cosmos. Le cyborg ne rêve pas dune communauté établie sur le modèle de la famille organique, mais il nen a pas pour autant un projet œdipien. Le cyborg ne reconnaîtrait pas le jardin dEden, il nest pas fait de boue et il ne peut rêver de retourner à la poussière. Cest peut-être pour cela que je veux voir si les cyborgs peuvent subvertir lapocalypse du retour à la poussière nucléaire engendré par la compulsion obsessionnelle à nommer lEnnemi. Les cyborgs ne sont pas respectueux; ils nont pas de souvenir du cosmos. Ils se méfient de lholisme, mais ont besoin de connexion ils semblent avoir un penchant naturel pour la politique du front commun, mais sans troupes davant-garde. Reste le grand problème des cyborgs: ils sont les rejetons illégitimes du militarisme et du capitalisme patriarcal, sans parler du socialisme dÉtat. Mais les enfants illégitimes se montrent souvent excessivement infidèles à leurs origines. Leurs pères sont, après tout, in-essentiels.
Je reviendrai sur la science-fiction cyborgienne à la fin de ce chapitre, mais je veux maintenant évoquer trois brèches percées dans les frontières, trois moments cruciaux qui rendent possible lanalyse de politique-fiction (politico-scientifique) qui va suivre. Dans la culture scientifique américaine de cette fin du XXe siècle, la frontière qui sépare lhumain de lanimal est presque complètement tombée. Quand ils nont pas été transformés en parcs de loisirs, les derniers bastions de la spécificité ont été pollués: ni le langage, ni loutil, ni le comportement social, ni ce qui se passe dans notre tête ne justifie plus de manière vraiment convaincante la séparation de lhumain et de lanimal. Et nombreux sont ceux qui ne ressentent plus le besoin dune telle séparation; au sein de la culture féministe, bien des tendances affirment le plaisir que procure la connexion de lhumain aux autres créatures vivantes. Les mouvements de défense des droits des animaux ne proposent pas un déni irrationnel de la spécificité humaine; ils reconnaissent avec lucidité la connexion qui sétablit au-delà de la vieille opposition entre nature et culture. Au cours des deux derniers siècles, la biologie et la théorie de lévolution ont en même temps transformé les organismes en objets de connaissance et réduit la frontière entre humain et animal à une légère trace sans cesse re-tracée par les luttes idéologiques et les disputes professionnelles qui opposent les sciences sociales à celles de la vie. Dans ce contexte, raconter aux enfants la création du monde par Dieu, comme le font les Chrétiens daujourdhui, est une forme de maltraitance quil faudrait dénoncer.
Lidéologie du déterminisme biologique nest quune position à partir de laquelle la culture scientifique permet de débattre des différentes significations de lanimalité humaine. Il reste beaucoup de place aux défenseurs dune politique radicale pour contester les conséquences dun brouillage de la frontière[1]. Cest précisément là où la frontière entre lhumain et lanimal est transgressée que le cyborg apparaît en mythe. Loin de traduire un éloignement qui isolerait les humains des autres créatures vivantes, les cyborgs annoncent des accouplements fâcheusement et délicieusement forts. La bestialité obtient, dans ce cycle déchange marital, un nouveau statut.
Une seconde distinction est en train de se lézarder, celle qui oppose lhumain-animal (lorganique) et la machine. Les machines pré-cybernétiques pouvaient être hantées; il y a toujours eu dans la machine le spectre du fantôme. Ce dualisme a structuré le dialogue entre matérialisme et idéalisme mis en place par une enfant de la dialectique que lon appelle esprit, ou histoire, selon les goûts. Mais au fond, les machines ne se déplaçaient pas toute seules, elles ne sauto-concevaient pas, navait aucune autonomie. Elles ne réalisaient pas le rêve de lhomme, elles ne pouvaient que le tourner en dérision. Elles nétaient pas lhomme, son propre auteur, mais une simple caricature de ce rêve masculiniste de reproduction. Penser quelles pouvaient être autre chose était pur délire paranoïde. Maintenant, nous nen sommes pas si sûres. Avec les machines de la fin du XXe siècle, les distinctions entre naturel et artificiel, corps et esprit, auto-développement et création externe, et tant dautres qui permettaient dopposer les organismes aux machines, sont devenues très vagues. Nos machines sont étrangement vivantes, et nous, nous sommes épouvantablement inertes.
Le déterminisme technologique nest quun des espaces idéologiques ouverts par les nouvelles conceptions de la machine et de lorganisme comme textes codés à travers lesquels nous jouons à lire et à écrire le monde[2]. La textualisation hyperbolique, que lon trouve dans la théorie post-moderne et post-structuraliste, a été condamnée par les féministes socialistes et marxistes pour sa méconnaissance utopique des relations vécues de domination qui constituent le terrain sur lequel se “joue” la lecture arbitraire[3]. Il est certainement vrai que les stratégies post-modernes, comme mon mythe du cyborg, subvertissent des myriades de “touts” organiques (par exemple le poème, la culture primitive, lorganisme biologique). En bref, nous ne sommes plus très sûres de savoir ce qui appartient ou non à la nature cette source dinnocence et de sagesse et nous ne le saurons probablement plus jamais. Nous avons perdu lautorisation dinterpréter, qui fait la transcendance, et avec elle, nous avons perdu lontologie, qui fait le terrain de lépistémologie “occidentale”. Mais il y a dautres réponses à cela que le cynisme, le manque de foi, ou tout autre version abstraite de lexistence, comme la destruction de “lhomme” par la “machine” ou de “laction politique signifiante” par le “texte” quentraînerait le déterminisme technologique. Savoir qui seront les cyborgs est une question fondamentale, notre survie dépend des réponses que nous saurons y apporter. Les chimpanzés comme les objets ont leur politique, pourquoi pas nous? (de Waal, 1982; Winner, 1980).
La troisième distinction qui nous intéresse ici est un sous-ensemble de la deuxième: la frontière entre ce qui est physique et ce qui ne lest pas devient très imprécise. Les livres de vulgarisation qui traitent des conséquences de la théorie des quanta et du principe dindétermination sont à la science ce que les histoires damour de la collection Harlequin sont au changement radical que connaît lhétérosexualité blanche américaine: ils sont dans lerreur, mais ils ont choisi le bon sujet. La microélectronique constitue la quintessence des machines modernes, ses appareils sont partout, et invisibles. La machinerie moderne est un jeune dieu irrévérencieux qui ridiculise lubiquité et la spiritualité du Père. La puce en silicium est une surface décriture; elle est gravée dans des couches moléculaires que seul le bruit atomique vient troubler, ultime distorsion pour partition nucléaire. Dans les histoires que lOccident raconte sur lorigine de la civilisation, lécriture, le pouvoir et la technologie sont de vieux partenaires, mais la miniaturisation a transformé lexpérience que nous avons de ce mécanisme. La miniaturisation sest révélée avoir trait au pouvoir, Small nest plus si beautiful, le petit, celui que lon trouve par exemple dans les missiles de croisières, apparaît maintenant pré-éminemment dangereux.
Comparez les postes de télévision des années 1950 ou les caméras des années 1970 avec les montres-télévision que lon porte aujourdhui au poignet ou les nouvelles caméras vidéo qui tiennent dans une main. Nos meilleures machines sont faites de soleil, toute légères et propres car elles ne sont que signaux, vagues électromagnétiques, section du spectre. Elles sont éminemment portables, mobiles un sujet dimmense douleur à Détroit et Singapour. Matériels et opaques, les gens sont loin de cette fluidité. Les cyborgs sont éther, quintessence.
Cest justement leur ubiquité et leur invisibilité, qui font des cyborgs ces machines meurtrières. Difficiles à voir matériellement, ils échappent aussi au regard politique. Ils ont trait à la conscience ou à sa simulation[4].
Ce sont des signifiants flottants qui se déplacent en camion à travers lEurope, et quà Greenham, le magique maillage de ces femmes dénaturées et inconvenantes, qui savent si bien lire les toiles cyborgiennes du pouvoir, a arrêté plus efficacement que les pratiques militantes de lancienne politique masculiniste, naturellement constituée dindividus qui ont besoin des jobs que leur offre lindustrie militaire[5]. En définitive, la science la plus “dure” étudie le domaine où la confusion des frontières est la plus grande, le domaine du nombre pur, de lesprit pur, du C3I, de la cryptographie et de la préservation de puissants secrets. Les nouvelles machines sont si propres et légères. Leurs concepteurs, des adorateurs du soleil par qui a lieu une nouvelle révolution scientifique associée aux peurs secrètes de la société postindustrielle. Les maladies quévoquent ces machines propres ne sont “rien dautre” que de minuscules changements apportés au code dun antigène dans le système immunitaire, “rien dautre” que lexpérience du stress. Les doigts agiles des femmes “orientales”, lancienne fascination des petites filles de lAngleterre victorienne pour les maisons de poupées, lattention forcée des femmes sur tout ce qui est petit, prend, dans ce monde, des dimensions plutôt inattendues. Il se pourrait bien quune Alice cyborgienne soit en train de sintéresser à ces nouvelles dimensions. Il se pourrait bien que ce soient, oh ironie du sort, ces femmes cyborgs dénaturées qui fabriquent des puces en Asie et dansent des farandoles dans la prison de Santa Rita[6]qui, en constituant des groupes, fédèrent efficacement les stratégies de la contestation.
Ainsi, jélabore mon mythe du cyborg pour parler des frontières transgressées, des puissantes fusions et des dangereuses éventualités, sujets, parmi dautres, dune réflexion politique nécessaire que les progressistes pourraient mener. Une des prémisses sur lesquelles je me fonde: les socialistes et les féministes américain(e)s considèrent pour la plupart que les dualismes corps et esprit, animal et machine, idéalisme et matérialisme sont accentués par les pratiques sociales, les formulations symboliques et les objets physiques associés aux “hautes-technologies” et à la culture scientifique. De LHomme unidimensionnel (Marcuse 1964) à The Death of Nature (Merchant, 1980) les analyses développées par les progressistes mettent laccent sur la nécessité de dominer la technique et font appel à un corps organique imaginaire pour renforcer notre résistance. Une autre de mes prémisses: jamais ceux qui tentent de lutter contre lintensification mondiale de la domination nont autant eu besoin de sunir. Mais une perspective légèrement décalée nous permettrait de pouvoir mieux nous battre pour introduire, dans des sociétés médiatisées par la technologie, de nouvelles significations et de nouvelles formes de pouvoir et de plaisir.
On pourrait voir le monde cyborgien comme celui avec lequel viendra limposition définitive dune grille de contrôle sur la planète, labstraction définitive dune apocalyptique Guerre des étoiles menée au nom de la défense nationale, et lappropriation définitive du corps des femmes dans une orgie guerrière masculiniste (Sofia, 1984). Dun autre point de vue, le monde cyborgien pourrait être un monde de réalités corporelles et sociales dans lesquelles les gens nauraient peur ni de leur double parenté avec les animaux et les machines, ni des idées toujours fragmentaires, des points de vue toujours contradictoires. La lutte politique doit prendre en compte ces deux perspectives à la fois car chacune dentre elles révèle et les rapports de domination et les incroyables potentialités de lautre. La vision unilatérale produit des illusions bien pires que la vision bilatérale ou que celle des monstres à plusieurs têtes. Les unions cyborgiennes sont monstrueuses et illégitimes; dans le contexte politique actuel, on ne peut espérer trouver plus puissant mythe de résistance et de nouvel accouplement. Jaime imaginer le LAG (Livermore Action Group[7]) comme une sorte de société cyborgienne qui sefforce avec réalisme de convertir les laboratoires, lieux de la plus violente apocalypse technologique, bouches doù sont vomis ses instruments de destruction; je rêve du LAG comme dune sorte de société cyborgienne sengageant à construire une forme politique qui tienne véritablement ensemble sorcières, ingénieurs, anciens, invertis, chrétiens, mères et léninistes pendant suffisamment de temps pour désarmer lÉtat. Fission Impossible , tel est le nom du groupe daffinité qui sest créé dans ma ville. (Affinité: un lien non de sang mais de choix, attraction dun noyau chimique par un autre, avidité)[8].
I d d e e n n t t i i t t é é s s f f r r a a c c t t u u r r é é e e s s •
Se nommer féministe, sans rien ajouter à ce qualificatif, voire affirmer son féminisme en toute circonstance, est devenu difficile. Nous avons une conscience aiguë de ce quen nommant, on exclut. Les identités semblent contradictoires, partielles et stratégiques. Après que les notions de classe, de race et de genre se soient, non sans mal, imposées comme constructions sociales et historiques, on ne peut plus les utiliser comme bases dune croyance essentialiste. Il ny a rien dans le fait dêtre femme qui puisse créer un lien naturel entre les femmes. “Etre” femme nest pas un état en soi, mais signifie appartenir à une catégorie hautement complexe, construite à partir de discours scientifiques sur le sexe et autres pratiques sociales tout aussi discutables. Conscience de classe, conscience de race ou conscience de genre nous ont été imposées par limplacable expérience historique des réalités contradictoires du capitalisme, du colonialisme et du patriarcat. Qui compose ce “nous”, dans ma propre rhétorique? Sur quelles identités peut-on sappuyer pour fonder un mythe politique aussi puissant que ce “nous”, et quest-ce qui pourrait pousser quelquun à sengager dans une telle collectivité? Les douloureuses divisions qui opposent les féministes les unes aux autres (sans parler des femmes en général) ont emprunté toutes les lignes de fracture possibles et rendu insaisissable le concept même de femme , concept qui constitue une matrice où reproduire, entre femmes, les relations de domination. Pour moi, et pour beaucoup dautres, comme moi historiquement incarnée dans un corps de femme blanche dâge moyen, américaine, radicale, de classe moyenne et exerçant un métier, la crise didentité politique menace à tout instant. Face à ce genre de crise, lhistoire récente dune grande partie de la gauche et du féminisme américains est une histoire de scissions incessantes et de quêtes éternelles dune essence unificatrice. Mais petit à petit, une autre possibilité de réponse à ces crises sest imposée: la coalition laffinité, plutôt que lidentité[9]. Après avoir étudié les temps forts qui ont accompagné la prise de parole politique des “femmes de couleur”, Chela Sandoval a élaboré un modèle didentité politique plein davenir quelle a appelé “conscience oppositionnelle”. Ce modèle repose sur le talent dont font preuve celles qui se voient refuser toute appartenance stable aux catégories sociales de race, de sexe ou de classe pour déchiffrer les réseaux du pouvoir. Si elle fut contestée à lorigine par celles quelle devait désigner, lex pression “femmes de couleur” nen constitue pas moins une prise de conscience historique qui marque la débâcle générale des signes de lHomme dans la tradition “occidentale”. Lexpression “Femmes de couleur” construit une sorte didentité postmoderniste de laltérité, de la différence et de la spécificité. Et cette identité postmoderniste-là est pleinement politique, quoiquon puisse dire à propos dautres éventuels postmodernismes. Plutôt que de relativismes et de pluralismes, la conscience oppositionnelle de Sandoval traite de positionnements contradictoires et de calendriers hétérochroniques. Sandoval insiste sur labsence de tout critère essentialiste qui permettrait didentifier ou non une femme de couleur. Elle remarque que le groupe sest défini par lappropriation consciente de la négation. Ni une Chicana, ni une Noire américaine ne pouvait, par exemple, parler en tant que femme, que Chicano ou que Noir. Elle se retrouvait donc tout en bas dune cascade didentités négatives, puisque même écartée des catégories reconnues doppressés priviligiés appelés “femmes et Noirs” qui prétendaient faire les révolutions importantes. Le concept “femme” excluait toutes les femmes non-blanches; le concept “Noir” excluait tous les individus non-noirs ainsi que toutes les femmes noires. Mais il ny avait pas non plus de “elle”, de singularité. Les Américaines qui ont affirmé leur identité de femmes américaines de couleur, nageaient dans un océan de différences. Cette nouvelle identité délimite un espace délibérément construit où pouvoir agir ne dépend daucune identification “naturelle”, mais dun désir de coalition, daffinités, ou de parenté politique[10].
Contrairement à certains mouvements féministes créés aux États-Unis par des Blanches, on ne fait pas ici appel une idée de “la” femme, il ny a pas de recours à la “nature”, pas de généralisation de la matrice, idée, tout au moins selon Sandoval, à laquelle on ne peut accéder que par la puissance dune conscience oppositionnelle.
La thèse de Sandoval doit être comprise comme une formulation féministe puissante du discours anti-colonialiste qui se développe dans le monde entier, discours qui annihile la notion dOccident et son corollaire le plus important, la prépondérance de celui qui nest ni animal, ni barbare, ni femme: lhomme, auteur dun cosmos que lon appelle Histoire.
Au fur et à mesure que lon déconstruit lorientalisme, tant sur le plan politique que sur celui de la sémiotique, les identités occidentales se déstabilisent, y compris celles que défendent les féministes[11]. Pour Sandoval, la notion de “femmes de couleur” a peut-être une chance de réaliser une véritable unité qui ne reproduira pas les sujets révolutionnaires totalitaires et impérialistes des marxismes et des féminismes dantan qui nont pas vu venir les conséquences de la vague de polyphonie désordonnée soulevée par la décolonisation.
Katie King a souligné les limites de lidentification et des mécanismes identificatoires poético-politiques qui sous-tendent la lecture du “poème”, paradigme et source du féminisme culturel[12]. King dénonce la tendance quont encore certaines féministes contemporaines à établir, à partir des “événements” ou des “échanges” ayant fait partie de leur propre pratique féministe, des taxinomies du mouvement des femmes grâce auxquelles leurs propres tendances politiques font, pour toutes, figure de totalité. Ces taxinomies tendent à réécrire lhistoire du féminisme de telle sorte quelle apparaît comme celle dune lutte idéologique qui opposerait les uns aux autres différents types dindividus classés par groupes cohérents qui se maintiendraient avec le temps. Féminisme socialiste, radical et libéral en seraient les exemples les plus typiques. Tout autre féminisme est littéralement incorporé ou marginalisé, le plus souvent à travers la construction dune ontologie et dune épistémologie tout à fait explicite[13].
Les taxinomies du féminisme produisent des épistémologies policières qui empêchent toute déviation de la ligne officielle censée représenter lexpérience des femmes. Et bien entendu, la “culture des femmes”, tout comme la notion de “femmes de couleur”, est consciemment créée par des mécanismes producteurs daffinité. Les rituels de la poésie, de la musique, et de certaines formes de pratique universitaire, y ont une importance pré-éminente. Aux États-Unis, dans les mouvements des femmes, politique raciale et culturelle sont intimement entremêlées. Apprendre à réaliser une unité poético-politique sans sappuyer sur une logique dappropriation, dincorporation et didentification taxinomique, voilà ce que King, comme Sandoval, proposent.
Assez paradoxalement, la lutte pratique et théorique contre lunité-parla-domination ou lunité-par-lincorporation sape non seulement toutes les justifications du patriarcat, du colonialisme, de lhumanisme, du positivisme, de lessentialisme, du scientisme et autres ismes que lon ne regrettera pas, mais empêche aussi toute prise de position naturaliste ou organiciste. Je pense que les féminismes marxistes-socialistes et radicaux ont eux aussi sapé leurs / nos propres stratégies épistémologiques et que cela représente une avancée cruciale dans linvention des ententes possibles. Reste à voir si, dans ce travail de construction des affinités effectives, toutes ces “épistémologies” connues des occidentaux politisés nous manqueront ou non.
En essayant de construire des points de vue révolutionnaires, et en considérant lépistémologie comme une chose à laquelle doivent travailler ceux qui veulent changer le monde, on démontrera les limites de lidentification.
On peut voir, dans les outils décapants de la théorie postmoderniste comme dans les outils constructifs du discours ontologique concernant les sujets révolutionnaires, dironiques alliés qui peuvent, pour la survie de tous, nous aider à annihiler nos moi occidentaux. Nous avons une conscience aiguë de ce que veut dire avoir un corps historiquement construit. Mais quand il ny a plus de croyance innocente dans le mythe originel, il ny a plus non plus de Paradis perdu. En renonçant à la naïveté de linnocence, notre politique renonce à lindulgence de la faute. Mais à quoi ressemblerait un autre mythe politique du féminisme socialiste? Quelle sorte de politique pourrait embrasser toutes ces constructions didentités collectives et personnelles, toujours ouvertes, contradictoires et partielles, tout en restant fidèle, efficace et, oh ironie, féministe socialiste? Je ne connais aucune autre période de lhistoire où le besoin dune unité politique qui permette dagir contre le système de domination basé sur la “race”, le “genre”, la “sexualité” et la “classe sociale” se soit autant fait ressentir. Mais je ne connais pas non plus dautre époque où une unité comme celle que nous pouvons aider à construire aurait été possible.
Aucune dentre “nous” na plus la possibilité symbolique ou matérielle dimposer une certaine forme de réalité à aucun dentre “eux”. “Nous” ne pouvons, en tout cas, pas nous prétendre innocentes de toutes les pratiques de domination que nous venons de définir. Les femmes blanches, y compris les féministes socialistes, ont découvert la non-innocence de la catégorie “femmes” (ou ont été forcées de la découvrir à coups de pieds dans le cul et de cris). Cette conscience transforme la géographie de toutes les catégories précédentes; elle les dénature comme la chaleur dénature une fragile protéine. Les féministes cyborgiennes doivent prouver que “nous” ne voulons plus trouver de matrice unitaire dans une quelconque nature, et quaucune construction nest jamais complète. Linnocence, et son corollaire, vouloir que seule la position de victime permette lobjectivité, ont fait suffisamment de dégâts. Mais, en cette fin de XXe siècle, le sujet révolutionnaire construit doit aussi laisser les gens respirer. Dans le processus deffilochage des identités et dans les stratégies qui sont mises en œuvre pour lutter contre ce processus, souvre la possibilité de tisser autre chose quun linceul pour lendemain dapocalypse, fin si bien annoncée de notre histoire de la rédemption.
Les féminismes socialistes-marxistes, comme les féminismes radicaux, ont à la fois naturalisé et dénaturé le concept “femme” ainsi que la conscience de ce que vivent “ les femmes” dans la société. Un schéma caricatural permettra peut-être de comprendre ces deux tendances. Le socialisme marxien est fondé sur une analyse du travail salarié qui révèle la structure de classe. Parce quelle dissocie louvrier (et louvrière?) de sa production, la relation de salaire crée une aliénation systématique. Les lois de labstraction et de lillusion règnent sur la connaissance, et les lois de la domination sur les pratiques sociales. Le travail est le concept pré-éminemment privilégié par le marxiste car cest lui qui permet de sortir de lillusion et de prendre la position nécessaire à ceux qui veulent changer le monde. Le travail est lactivité humanisante qui fait lhomme; le travail est le concept ontologique qui permet la connaissance dun sujet, et donc la connaissance de lassujettissement et de laliénation.
Reconnaissant fidèlement sa filiation, le féminisme socialiste a suivi les analyses stratégiques fondamentales du marxisme. Les féministes marxistes et socialistes ont réussi à étendre le concept de travail pour y inclure ce que faisaient les femmes (certaines), même lorsque la relation salariale fut, sous le patriarcat capitaliste, subordonnée à une vision plus large du travail. Elles ont en particulier obtenu, en se référant au concept marxiste du travail, que le travail domestique des femmes et leur activité de mères dans son ensemble (cest-à-dire la reproduction au sens féministe socialiste) soit pris en compte par la théorie. Lunité qui est ainsi établie entre les femmes est une unité épistémologique qui repose sur la structure ontologique du “travail”. Le féminisme socialiste marxiste ne fonde pas lunité sur la “nature”; il lenvisage comme une éventualité, réalisable à partir dune éventuelle prise de position fondée sur les relations sociales.
Mais avec la structure ontologique du travail et de son analogue, lactivité des femmes, on glisse vers lessentialisme[14]. Lhéritage de lhumanisme marxien, et du moi pré-éminemment occidental, me pose problème. Ce qui a été formulé à propos du travail, plutôt que de ramener éternellement “la” femme vers une quelconque “nature”, doit souligner la responsabilité quotidienne quont “les” femmes des constructions sociales.
La version du féminisme radical de Catherine MacKinnon (1992, 1987) est une véritable caricature des tendances totalisantes, incorporationnistes et appropriationnistes des théories occidentales qui fondent laction sur lidentité[15]. Assimiler les divers “événements” et “échanges” de la politique conduite ces dernières années par les femmes sous le nom de féminisme radical à la version quen donne MacKinnon serait, tant sur le plan factuel que politique, totalement erroné. Mais la logique téléologique de sa théorie montre comment une analyse épistémologique et ontologique comme sa négation efface ou contrôle la différence. La réécriture de lhistoire de ce champ polymorphe que lon appelle féminisme radical nest quun des aspects de la théorie de MacKinnon. Elle produit surtout une théorie de lexpérience, ou de lidentité des femmes, véritable apocalypse de tout point de vue révolutionnaire. La totalisation réalisée par cette histoire du féminisme radical atteint son but lunité des femmes en réduisant lexpérience et le témoignage au non-être radical. Or, pour la féministe socialiste marxiste, la conscience est le résultat dun effort, dun travail, et non un fait naturel. Et la théorie de MacKinnon élimine quelques-uns des problèmes posés par lhumanisme révolutionnaire aux sujets qui sen réclament, mais cest au prix dun réductionnisme radical.
Selon MacKinnon, le féminisme adopte nécessairement une stratégie analytique différente de celle du marxisme, qui ne considère pas en premier lieu la structure de classe, mais celle du sexe et du genre et les relations quelle produit, à savoir la façon dont les hommes constituent et sapproprient sexuellement les femmes. L “ontologie” de MacKinnon construit un non-sujet, un non-être. Quelle ironie! Dans cette optique, être “femme” nest pas le résultat dun effort conscient, et donc dun travail, mais du désir de lautre. Dans sa théorie de la conscience, ce qui “compte” en tant quexpérience “des femmes”, cest en fait ce qui a trait au viol, et le sexe lui-même. La pratique féministe devient la construction de cette forme de conscience, cest-à-dire une idée-de-soi en non-soi.
Ce quil y a de pervers, dans ce féminisme, cest que lappropriation sexuelle y a toujours le statut épistémologique de travail, ou de position doù lanalyse peut contribuer à changer le monde. Mais cest lobjectification sexuelle, et non laliénation, qui est la conséquence de la structure de sexe et de genre. Dans le domaine de la connaissance, le résultat de lobjectification sexuelle est illusion et abstraction. Une femme, cependant, nest pas seulement dissociée de sa production, et donc aliénée, elle nexiste même pas en tant que sujet, puisquelle doit son existence de femme à lappropriation sexuelle. La constitution par le désir de lautre nest pas laliénation que produit la violente dissociation du travailleur et du produit de son travail.
La théorie radicale de lexpérience quélabore MacKinnon est totalisante à lextrême. Elle ne se contente pas de marginaliser toute autre parole ou action politique des femmes, elle va jusquà les priver de toute autorité. Cette totalisation produit ce que le patriarcat occidental luimême navait jamais réussi à produire: une conscience féministe de la non-existence des femmes, si ce nest comme production du désir des hommes. Je pense que MacKinnon a raison quand elle soutient quaucune version marxienne de lidentité ne peut servir de base solide à lunité des femmes. Mais en résolvant, dans une optique féministe, le problème des contradictions inhérentes au sujet révolutionnaire occidental, elle construit une doctrine de lexpérience encore plus autoritaire. Si les idées socialistes marxiennes me paraissent gommer involontairement toutes les différences, radicales, inassimilables et polyphoniques que la pratique et le discours anti-colonialistes ont rendues visibles, le gommage intentionnel que MacKinnon fait subir à toutes les différences avec son système de non-existence essentialiste des femmes na rien pour me rassurer.
Daprès ma taxinomie, qui, comme toute taxinomie, est une ré-inscription de lhistoire, le féminisme radical ne prend en compte les activités des femmes, qualifiées de travail par les féministes socialistes, que dans la mesure où elles peuvent, dune manière ou dune autre, être sexualisées.
Le sens du mot reproduction prend des nuances différentes pour chacune de ces deux tendances: lune lassocie au travail, lautre à la sexualité, et toutes deux donnent aux conséquences de la domination et de lignorance de la réalité personnelle et sociale le nom de “fausse conscience”.
Au-delà des difficultés soulevées par nimporte quelle thèse, et au-delà de ses apports, ni le point de vue marxiste, ni celui du féminisme radical ne se sont posés en tant quexplication partielle. Tous deux ont été constitués comme des totalités. Cest ce quexige la position occidentale: comment lauteur “occidental” pourrait-il autrement incorporer ce qui lui est étranger? Chacun tente dannexer les autres formes de domination en étendant ses concepts de base au moyen de lanalogie, de la simple liste, ou de laddition. Le silence gêné quobservaient les féministes socialistes et radicales blanches à propos de la question raciale, en fut une des conséquences politiques majeures, et dévastatrices. Lhistoire et la polyvocalité disparaissent dans les taxinomies politiques qui essayent détablir des généalogies. Il ny avait pas de place pour la race (ni pour à peu près rien dautre) dans la structure dune théorie qui prétendait révéler la construction du concept de femme et du groupe social des femmes comme un tout totalisable ou unifié.
Voici la caricature que jen tire: Féminisme socialiste structure de classe // travail salarié // travail aliénant, par analogie: reproduction, par extension: sexe, par addition: race Féminisme radical structure de genre // appropriation sexuelle // objectification Sexe, par analogie: travail, par extension: reproduction, par addition: race Dans un autre contexte, la théoricienne française Julia Kristeva prétend que les femmes ne sont apparues en tant que groupe historique quaprès la Seconde Guerre Mondiale, en même temps que les jeunes.
Cette datation semble douteuse. Mais nous savons maintenant que, si on les considère en tant quobjets de connaissance et moteurs historiques, des notions telles que celle de “race” nont pas toujours existé, que lidée de “classe” a une genèse historique, et que la catégorie “homosexuel” est tout à fait récente. Que le bouleversement du système symbolique reposant sur la famille formée autour de lhomme, et sur lessence de la femme, ait lieu au moment où les réseaux de connexions entre habitants de cette planète se multiplient, simposent et se complexifient comme jamais auparavant nest pas dû au hasard. Le terme “capitalisme avancé” ne reflète pas la structure de ce moment historique. Cest la fin de lhomme, au sens “occidental” du terme, qui est en jeu. Que la notion de femme soit maintenant en train de se dissoudre dans lexistence “des” femmes, nest pas dû au hasard. Peut-être les féministes socialistes ne sont-elles pas vraiment responsables de lélaboration de la théorie essentialiste qui efface les particularités et les intérêts contradictoires des femmes. Moi je crois que si. Tout au moins parce que nous avons repris sans réfléchir la logique, le langage et les pratiques de lhumanisme blanc et que nous avons cherché un terrain de domination commun, afin de mieux faire entendre notre voix révolutionnaire. Maintenant, nous avons moins dexcuses. Mais cette conscience de nos erreurs risque de nous perdre dans linfini des différences et de nous faire renoncer au travail complexe qui permet détablir les connexions réelles, qui sont toujours partielles. Certaines différences sont anodines, dautres sous-tendent les systèmes historiques mondiaux de la domination. Et lépistémologie sait faire la différence entre les différences.
I I n n f f o o r r m m a a t t i i q q u u e e d d e e l l a a d d o o m m i i n n a a t t i i o o n n •
Pour établir la position épistémologique et politique que je recherche, je vais esquisser lébauche dune unité possible, en me basant en grande partie sur les principes et les conceptions des féministes et des socialistes.
Létendue et limportance des réaménagements mondiaux des relations sociales de science et de technologie constituent le cadre de cette ébauche.
À lintérieur de ce cadre, je défendrai une politique basée sur la revendication des transformations fondamentales quun système émergent dordre mondial analogue dans sa nouveauté et son amplitude à celui que le capitalisme industriel avait créé peut avoir sur la nature de la classe, de la race et du genre. Nous sommes en train de vivre le passage dune société industrielle et organique à un système dinformation polymorphe du tout travail au tout loisir, un jeu mortel. En même temps matérielles et idéologiques, les dichotomies qui existent entre ces deux étapes sinscrivent dans le tableau ci-dessous. Il retrace les transitions qui sopèrent entre les bonnes vieilles dominations hiérarchiques et ces inquiétants nouveaux réseaux que jai appelés “informatique de la domination”:
Représentation .......................................................................................... Simulation •
Roman bourgeois, réalisme ............................................... Science-fiction, post-modernisme •
Organisme ........................................................................................................ Composant biotique •
Profondeur, intégrité ..................................................................... Surface / Limite •
Chaleur ................................................................................................................... Bruit •
Biologie comme pratique clinique ....................... Biologie comme inscription •
Physiologie ....................................................................................................... Engénierie de la communication •
Petit groupe .................................................................................................... Sous-système •
Perfection ........................................................................................................... Optimisation •
Eugénisme ........................................................................................................ Contrôle démographique •
Décadence, La Montagne magique .................... Obsolescence, Le Choc du futur •
Hygiène ................................................................................................................. Gestion du stress •
Microbiologie, tuberculose ................................................ Immunologie, SIDA •
Division organique du travail ........................................ Ergonomie / cybernétique du travail •
Spécialisation fonctionnelle .............................................. Construction modulaire •
Reproduction .............................................................................................. Réplication •
Spécialisation organique ......................................................... Stratégies doptimisation des génétique rôles sexuels •
Déterminisme biologique ..................................................... Inertie évolutive, contraintes •
Écologie communautaire ....................................................... Écosystème •
Chaîne raciale du vivant ......................................................... Néo-impérialisme, humanisme des Nations-Unies •
Organisation scientifique ...................................................... Usine planétaire / Maison de la maison / de lusine électronique •
Famille / marché / usine ......................................................... Femmes dans le circuit intégré •
Salaire familial ........................................................................................... Valeur comparable •
Public / privé ............................................................................................... Citoyenneté cyborg •
Nature / culture ...................................................................................... Champs de différence •
Coopération .................................................................................................. Amélioration de la communication •
Freud .......................................................................................................................... Lacan •
Sexe ............................................................................................................................... Génie génétique •
Travail ....................................................................................................................... Robotique •
Esprit .......................................................................................................................... Intelligence artificielle •
Seconde guerre mondiale ...................................................... Guerre des étoiles •
Patriarcat capitaliste blanc ................................................... Informatique de la domination •
Cette liste fait apparaître des choses intéressantes[16]. On constate, premièrement, que les objets de la colonne de droite ne peuvent être codés comme “naturels”, ce qui subvertit lencodage naturaliste des éléments de la colonne de gauche. Nous ne pouvons revenir en arrière, ni sur le plan idéologique, ni sur le plan matériel. Ou bien ce nest pas seulement “dieu” qui est mort, mais la “déesse” aussi. Ou bien ils revivent tous les deux dans des mondes gouvernés par une politique de la biotechnologie et de la microélectronique. Quand on réfléchit à des objets comme les composants biotiques, on ne peut penser en termes de propriétés intrinsèques, mais en termes de conception-design, de conditions aux limites, de taux de flux, de logique des sytèmes et de coût de réduction des contraintes. La reproduction sexuée est une des stratégies de reproduction parmi beaucoup dautres, et une stratégie dont les coûts et les bénéfices sont fonction du système environnant. Les idéologies de la reproduction sexuée ne peuvent plus raisonnablement se référer au sexe et aux rôles sexués comme à des aspects organiques dobjets naturels que sont les organismes et les familles. Lirrationalité dun tel raisonnement soulèverait un étrange tollé dans lequel les voix de cadres supérieurs lecteurs de Playboy suniraient à celles de féministes radicales anti-porno. Il en va de même pour la race. Les idéologies fondées sur la diversité humaine doivent être formulées en termes de fréquences de paramètres, comme les groupes sanguins ou les performances intellectuelles. Se référer à des concepts de primitif et de civilisé est “irrationnel”. Les recherches des libéraux et des radicaux sur les systèmes sociaux intégrés, souvrent sur une nouvelle pratique, l“ethnographie expérimentale”, selon laquelle lobjettions sociales. Les technologies et discours scientifiques semblent, quelque part, formaliser, cest-à-dire geler, les interactions sociales normalement fluides qui les constituent. Mais on peut aussi les considérer comme des instruments qui mettent le sens en vigueur. Entre loutil et le mythe, entre linstrument et le concept, entre les systèmes historiques de relations sociales et les anatomies historiques de corps possibles, y compris des objets de connaissance, la frontière est perméable. En vérité, le mythe et loutil se constituent mutuellement.
De plus, les sciences de la communication et la biologie moderne sont construites dans un même mouvement celui où le monde devient un code à découvrir. Celui de la translation, de la traduction, de la recherche dun langage commun dans lequel toute résistance au contrôle instrumental disparaît et où toute hétérogénéité peut être soumise au démantèlement, au ré-assemblage, à linvestissement et à léchange.
En sciences de la communication, la translation du monde en code à décrypter sillustre dans les théories des systèmes cybernétiques (ou systèmes à régulation par réaction) quand elles sont appliquées à la téléphonie, à la conception informatique, au déploiement des armements, ou la construction et à la maintenance des bases de données. Pour chacune de ces applications, la solution des questions fondamentales repose sur une théorie du langage et du contrôle: lopération fondamentale consiste à déterminer les taux, les directions et les probabilités de flux dune quantité que lon appelle information. Le monde est divisé par des frontières plus ou moins perméables à linformation. Linformation est justement ce genre délément quantifiable (à partir dunités, bases de lunité) qui permet la translation universelle et donc le pouvoir instrumental absolu (que lon appelle communication effective). Et linterruption de la communication est la plus grave menace qui pèse sur ce pouvoir. Toute panne de système sexprime en stress. La métaphore C3I, Command-ControlCommunication-Intelligence (Commandement-ContrôleCommunication-Renseignement), symbole de la théorie militaire des opérations, résume les principes fondamentaux de cette technologie.? En toutes sortes de composants: le stress, échec de la communication (Hogness, 1983). Le cyborg nest pas soumis à la biopolitique de Foucault; le cyborg simule la politique, ce qui lui ouvre un champ daction bien plus puissant.
Une telle analyse des objets culturels et scientifiques apparus dans le champ de la connaissance depuis la Seconde Guerre mondiale nous aide à distinguer certaines des failles les plus importantes de lanalyse féministe qui a fonctionné comme si les dualismes hiérarchiques et organiques qui président au discours “occidental” depuis Aristote étaient toujours dactualité. Ils ont été cannibalisés, ou “techno-digérés”, comme dirait Zoe Sofia (Sofoulis). Les dichotomies qui opposent corps et esprit, organisme et machine, public et privé, nature et culture, hommes et femmes, primitifs et civilisés, sont toutes idéologiquement discutables. Les femmes se trouvent actuellement en situation dintégration / exploitation dans un système mondial de production / reproduction et communication appelé informatique de la domination. La maison, le lieu de travail, le marché, larène publique, le corps lui-même tout fait aujourdhui lobjet de ces dispersions et connexions polymorphes presque infinies. Et cela a dimportantes conséquences, pour les femmes, comme pour dautres des conséquences elles-mêmes très différentes les unes des autres selon quelles sappliquent à des gens différents les uns des autres. À cause delles, nous avons du mal à imaginer les puissants mouvements dopposition internationale qui sont, justement aussi à cause delles, devenus si essentiels à la survie. Une des principales voies de la reconstruction de la politique féministe socialiste passe par une théorie et une pratique qui traitent des relations sociales de science et de technologie, et en particulier des systèmes mythiques et sémantiques qui structurent nos imaginaires. Le cyborg est un moi postmoderne individuel et collectif, qui a été démantelé et réassemblé. Le moi que doivent coder les féministes. Les technologies et biotechnologies de la communication sont des outils décisifs qui refaçonnent notre corps. Ces outils incarnent et mettent en vigueur, pour les femmes du monde entier, un nouveau type de rela la division internationale du travail, et lévangélisme religieux, dépendent intimement de lélectronique. La microélectronique est la base technique du simulacre, copie faite en labsence de tout original.
La microélectronique est le média qui permet les translations par lesquelles on passe du travail à la robotique et au traitement de texte, du sexe aux manipulations génétiques et aux technologies de la reproduction, de lesprit à lintelligence artificielle et aux procédures décisionnelles. Les nouvelles biotechnologies débordent le cadre de la reproduction humaine.
La biologie, puissante science de lingénierie qui permet de repenser matériaux et processus, révolutionne lindustrie, en particulier dans les domaines de la fermentation, de lagriculture et de lénergie. Les sciences de la communication et la biologie construisent des objets de connaissance qui sont à la fois dordre technique et naturel et dans lesquels la différence entre machine et organisme sefface en grande partie. Esprit, corps et outil deviennent très intimes. Lorganisation matérielle “multinationale” de la production et de la reproduction de la vie quotidienne, et lorganisation symbolique de la production et de la reproduction de la culture et de limaginaire semblent y être autant impliquées lune que lautre. Les images garde-frontière qui opposent base et superstructure, privé et public, matériel et idéal nont jamais semblé aussi faibles.
Quand jai voulu donner un nom à la situation des femmes dans ce monde si intimement restructuré par les relations sociales de science et de technologie, jai utilisé une image empruntée à Rachel Grossman (1980)[18]: celle des “femmes dans le circuit intégré”. Jemploie létrange circonlocution “relations sociales de science et de technologie” pour signaler que nous navons pas affaire à un déterminisme technologique mais à un système historique basé sur les relations structurées qui existent entre les gens. Mais cette expression devrait aussi indiquer que la science et la technologie fournissent de nouvelles sources de pouvoir, et que nous avons besoin de nouvelles sources danalyse et daction politique (Latour, 1984). Les relations sociales que peut produire la technologie de pointe entraînent certains réaménagements des notions de race, de sexe et de biologie moderne, la translation du monde en code à décrypter sillustre dans la génétique moléculaire, lécologie, la théorie de lévolution sociobiologique et limmunobiologie. Lorganisme est devenu un problème de code génétique quil faut lire. La biotechnologie, technologie décriture, influence considérablement la recherche[17]. Les organismes, en un sens, nexistent plus en tant quobjets de savoir. Ils ont fait place aux composants biotiques, cest-à-dire à des formes particulières dinstruments de traitement de linformation. Lécologie suit une évolution analogue, il suffit détudier lhistoire et lutilité du concept décosystème pour le comprendre. Limmunobiologie, et les pratiques médicales qui lui sont associées, sont particulièrement exemplaires de limportance du codage et des systèmes de reconnaissance comme objets de connaissance, comme constructions de réalités corporelles. La biologie, ici, constitue une sorte de cryptographie. La recherche est alors nécessairement de lordre du renseignement. On est en pleine ironie! Un système stressé fonctionne mal, le traitement de linformation sinterrompt, le système ne fait plus la différence entre lui et lautre. Des bébés humains avec des cœurs de babouins, voilà qui provoque une perplexité éthique nationale au moins autant chez les défenseurs des droits des animaux que chez les gardiens de la pureté humaine. Homosexuels et drogués sont, aux États-Unis, les victimes “préférées” dune horrible maladie du système immunitaire qui marque (inscrit sur le corps) la confusion des frontières et la pollution morale (Treichler, 1987).
Heureusement, ces incursions dans les sciences de la communication et la biologie ont été rares. Les transformations fondamentales de la structure du monde, que ces sciences et technologies doivent, à mon avis, nous apporter, sappuient sur une réalité quotidienne dordre largement économique. Les technologies de la communication dépendent de lélectronique. Les États modernes, les multinationales, la puissance militaire, les appareils de lÉtat Providence, les systèmes satellites, les processus politiques, la fabrication de notre imaginaire, les systèmes de contrôle du travail, la construction médicale de nos corps, la pornographie commerciale, organique se désintègre sous leffet de lattention que lon porte au jeu de lécriture. Au niveau de lidéologie, le racisme et le colonialisme sont traduits en langage de développement et de sous-développement, de rythmes et de contraintes de la modernisation. Nimporte quel objet, nimporte quelle personne peut être raisonnablement pensé en termes de démantèlement et de ré-assemblage. Aucune architecture “naturelle” ne contraint la conception dun système. Les quartiers de la finance de toutes les grandes villes du monde, comme les zones de délocalisation et de libreéchange, proclament ce caractère fondamental du “capitalisme avancé”.
Lunivers que forment les objets scientifiquement observables doit être tout entier formulé en termes de problèmes dengénierie de la communication (pour les dirigeants dentreprises) ou de théories du texte (pour ceux qui résisteraient). Dans un cas comme dans lautre, des sémiologies cyborgiennes.
On pourrait attendre des stratégies de contrôle quelles se concentrent sur les conditions aux limites et sur les interfaces, ou sur les taux des flux transversaux, et non sur lintégrité dobjets naturels. Cest sur “lintégrité” ou “la sincérité” du moi occidental que sengagent les procédures décisionnelles et les systèmes experts. Les stratégies de contrôle appliquées, par exemple, aux capacités quont les femmes de donner naissance à de nouveaux êtres humains, seront développées en langage de contrôle démographique et de maximisation de la réussite personnelle des preneurs de décisions. Ces stratégies de contrôle seront formulées en termes de taux, de coûts des contraintes, de degrés de liberté. Les êtres humains, comme nimporte quel autre composant ou sous-système, doivent être localisés dans une architecture système aux modes opérationnels probabilistes et statistiques. Aucun objet, aucun espace, aucun corps nest sacré en luimême; tout composant peut être mis en interface avec un autre, il suffit pour cela de construire la norme adéquate, le code qui permet de traiter les signaux dans un langage commun. Léchange, dans ce monde, transcende la translation universelle effectuée par les marchés capitalistes que Marx a si bien analysés. Une pathologie règne sur cet univers et en affecte toutes sortes de composants: le stress, échec de la communication (Hogness, 1983). Le cyborg nest pas soumis à la biopolitique de Foucault; le cyborg simule la politique, ce qui lui ouvre un champ daction bien plus puissant.
Une telle analyse des objets culturels et scientifiques apparus dans le champ de la connaissance depuis la Seconde Guerre mondiale nous aide à distinguer certaines des failles les plus importantes de lanalyse féministe qui a fonctionné comme si les dualismes hiérarchiques et organiques qui président au discours “occidental” depuis Aristote étaient toujours dactualité. Ils ont été cannibalisés, ou “techno-digérés”, comme dirait Zoe Sofia (Sofoulis). Les dichotomies qui opposent corps et esprit, organisme et machine, public et privé, nature et culture, hommes et femmes, primitifs et civilisés, sont toutes idéologiquement discutables. Les femmes se trouvent actuellement en situation dintégration / exploitation dans un système mondial de production / reproduction et communication appelé informatique de la domination. La maison, le lieu de travail, le marché, larène publique, le corps lui-même tout fait aujourdhui lobjet de ces dispersions et connexions polymorphes presque infinies. Et cela a dimportantes conséquences, pour les femmes, comme pour dautres des conséquences elles-mêmes très différentes les unes des autres selon quelles sappliquent à des gens différents les uns des autres. À cause delles, nous avons du mal à imaginer les puissants mouvements dopposition internationale qui sont, justement aussi à cause delles, devenus si essentiels à la survie. Une des principales voies de la reconstruction de la politique féministe socialiste passe par une théorie et une pratique qui traitent des relations sociales de science et de technologie, et en particulier des systèmes mythiques et sémantiques qui structurent nos imaginaires. Le cyborg est un moi postmoderne individuel et collectif, qui a été démantelé et réassemblé. Le moi que doivent coder les féministes. Les technologies et biotechnologies de la communication sont des outils décisifs qui refaçonnent notre corps. Ces outils incarnent et mettent en vigueur, pour les femmes du monde entier, un nouveau type de relations sociales. Les technologies et discours scientifiques semblent, quelque part, formaliser, cest-à-dire geler, les interactions sociales normalement fluides qui les constituent. Mais on peut aussi les considérer comme des instruments qui mettent le sens en vigueur. Entre loutil et le mythe, entre linstrument et le concept, entre les systèmes historiques de relations sociales et les anatomies historiques de corps possibles, y compris des objets de connaissance, la frontière est perméable. En vérité, le mythe et loutil se constituent mutuellement.
De plus, les sciences de la communication et la biologie moderne sont construites dans un même mouvement celui où le monde devient un code à découvrir. Celui de la translation, de la traduction, de la recherche dun langage commun dans lequel toute résistance au contrôle instrumental disparaît et où toute hétérogénéité peut être soumise au démantèlement, au ré-assemblage, à linvestissement et à léchange.
En sciences de la communication, la translation du monde en code à décrypter sillustre dans les théories des systèmes cybernétiques (ou systèmes à régulation par réaction) quand elles sont appliquées à la téléphonie, à la conception informatique, au déploiement des armements, ou la construction et à la maintenance des bases de données. Pour chacune de ces applications, la solution des questions fondamentales repose sur une théorie du langage et du contrôle: lopération fondamentale consiste à déterminer les taux, les directions et les probabilités de flux dune quantité que lon appelle information. Le monde est divisé par des frontières plus ou moins perméables à linformation. Linformation est justement ce genre délément quantifiable (à partir dunités, bases de lunité) qui permet la translation universelle et donc le pouvoir instrumental absolu (que lon appelle communication effective). Et linterruption de la communication est la plus grave menace qui pèse sur ce pouvoir. Toute panne de système sexprime en stress. La métaphore C3I, Command-ControlCommunication-Intelligence (Commandement-ContrôleCommunication-Renseignement), symbole de la théorie militaire des opérations, résume les principes fondamentaux de cette technologie.? En biologie moderne, la translation du monde en code à décrypter sillustre dans la génétique moléculaire, lécologie, la théorie de lévolution sociobiologique et limmunobiologie. Lorganisme est devenu un problème de code génétique quil faut lire. La biotechnologie, technologie décriture, influence considérablement la recherche[17]. Les organismes, en un sens, nexistent plus en tant quobjets de savoir. Ils ont fait place aux composants biotiques, cest-à-dire à des formes particulières dinstruments de traitement de linformation. Lécologie suit une évolution analogue, il suffit détudier lhistoire et lutilité du concept décosystème pour le comprendre. Limmunobiologie, et les pratiques médicales qui lui sont associées, sont particulièrement exemplaires de limportance du codage et des systèmes de reconnaissance comme objets de connaissance, comme constructions de réalités corporelles. La biologie, ici, constitue une sorte de cryptographie. La recherche est alors nécessairement de lordre du renseignement. On est en pleine ironie! Un système stressé fonctionne mal, le traitement de linformation sinterrompt, le système ne fait plus la différence entre lui et lautre. Des bébés humains avec des cœurs de babouins, voilà qui provoque une perplexité éthique nationale au moins autant chez les défenseurs des droits des animaux que chez les gardiens de la pureté humaine. Homosexuels et drogués sont, aux États-Unis, les victimes “préférées” dune horrible maladie du système immunitaire qui marque (inscrit sur le corps) la confusion des frontières et la pollution morale (Treichler, 1987).
Heureusement, ces incursions dans les sciences de la communication et la biologie ont été rares. Les transformations fondamentales de la structure du monde, que ces sciences et technologies doivent, à mon avis, nous apporter, sappuient sur une réalité quotidienne dordre largement économique. Les technologies de la communication dépendent de lélectronique. Les États modernes, les multinationales, la puissance militaire, les appareils de lÉtat Providence, les systèmes satellites, les processus politiques, la fabrication de notre imaginaire, les systèmes de contrôle du travail, la construction médicale de nos corps, la pornographie commerciale, la division internationale du travail, et lévangélisme religieux, dépendent intimement de lélectronique. La microélectronique est la base technique du simulacre, copie faite en labsence de tout original.
La microélectronique est le média qui permet les translations par lesquelles on passe du travail à la robotique et au traitement de texte, du sexe aux manipulations génétiques et aux technologies de la reproduction, de lesprit à lintelligence artificielle et aux procédures décisionnelles. Les nouvelles biotechnologies débordent le cadre de la reproduction humaine.
La biologie, puissante science de lingénierie qui permet de repenser matériaux et processus, révolutionne lindustrie, en particulier dans les domaines de la fermentation, de lagriculture et de lénergie. Les sciences de la communication et la biologie construisent des objets de connaissance qui sont à la fois dordre technique et naturel et dans lesquels la différence entre machine et organisme sefface en grande partie. Esprit, corps et outil deviennent très intimes. Lorganisation matérielle “multinationale” de la production et de la reproduction de la vie quotidienne, et lorganisation symbolique de la production et de la reproduction de la culture et de limaginaire semblent y être autant impliquées lune que lautre. Les images garde-frontière qui opposent base et superstructure, privé et public, matériel et idéal nont jamais semblé aussi faibles.
Quand jai voulu donner un nom à la situation des femmes dans ce monde si intimement restructuré par les relations sociales de science et de technologie, jai utilisé une image empruntée à Rachel Grossman (1980)[18]: celle des “femmes dans le circuit intégré”. Jemploie létrange circonlocution “relations sociales de science et de technologie” pour signaler que nous navons pas affaire à un déterminisme technologique mais à un système historique basé sur les relations structurées qui existent entre les gens. Mais cette expression devrait aussi indiquer que la science et la technologie fournissent de nouvelles sources de pouvoir, et que nous avons besoin de nouvelles sources danalyse et daction politique (Latour, 1984). Les relations sociales que peut produire la technologie de pointe entraînent certains réaménagements des notions de race, de sexe et de classe qui peuvent replacer le féminisme socialiste au centre dune véritable politique progressiste.
L L é é c c o o n n o o m m i i e e d d u u t t r r a a v v a a i i l l à à d d o o m m i i c c i i l l e e e e n n d d e e h h o o r r s s d d u u d d o o m m i i c c i i l l e e •
La “Nouvelle Révolution Industrielle” est en train de créer un nouveau prolétariat, mais aussi de nouvelles sexualités et de nouvelles ethnicités.
Avec lextrême mobilité du travail et lémergence dune division internationale du travail, de nouvelles collectivités apparaissent tandis que les groupes traditionnels saffaiblissent. Et il ne faut pas croire quen ce qui concerne le genre ou la race, cette évolution soit neutre. Les hommes blancs des sociétés industrielles avancées sont exposés depuis peu au chômage de longue durée, et les femmes ne perdent pas leurs emplois dans les mêmes proportions. Or ce nest pas seulement parce que les femmes des pays du Tiers Monde constituent la main dœuvre préférée des multinationales du secteur techno-scientifique qui délocalisent leur production, et en particulier de lélectronique. Il sagit dun système densemble qui concerne en même temps la reproduction, la sexualité, la culture, la consommation et la production. Dans la Silicon Valley, véritable prototype de ce système, de nombreuses femmes voient toute leur vie se structurer autour dun emploi qui dépend de lélectronique, ce qui se traduit, sur le plan personnel, par une monogamie hétérosexuelle sérielle, des problèmes de garde denfant, un éloignement du cercle familial et de la plupart des autres formes communautaires traditionnelles, et, lorsquelles vieillissent, par une solitude presque certaine accompagnée dune extrême vulnérabilité économique. La diversité raciale et ethnique des femmes de la Silicon Valley structure un microcosme de différences conflictuelles dordre culturel, familial, religieux, éducationnel et linguistique.
Richard Gordon a appelé cette nouvelle situation “économie du travail à domicile”[19]. Tout en incluant le travail effectivement réalisé à domicile, par cette expression, Gordon entend une large restructuration du travail qui prend désormais les principales caractéristiques autrefois attribuée aux emplois féminins, celles des métiers exclusivement exercés par des femmes. Le travail est redéfini à la fois par lexistence dune main dœuvre exclusivement féminine, et par une féminisation de certains emplois occupés par des hommes comme par des femmes. Féminiser signifie rendre extrêmement vulnérable; exposer au démantèlement, au ré-assemblage, et à lexploitation que subissent ceux qui constituent une réserve de main dœuvre; être considéré moins comme un travailleur que comme un domestique; être soumis à des emplois du temps morcelés qui font de toute notion de durée limitée du temps de travail une véritable farce; mener une existence à la limite de lobscénité, déplacée, qui peut se réduire au sexe. La déqualification est une vieille stratégie quon applique maintenant à des travailleurs autrefois privilégiés. Mais la notion déconomie du travail à domicile ne renvoie pas seulement à une déqualification massive, et elle ne nie pas non plus lémergence de nouveaux secteurs de haute qualification qui souvrent même à des hommes et des femmes autrefois exclus des emplois qualifiés. Ce concept indique plutôt que lintégration de lusine, de la maison et du marché se fait à une nouvelle échelle, et que les femmes ont, dans ce processus, une place cruciale qui doit être analysée en regard des différences qui existent entre les femmes et du sens que lon peut donner aux relations entre hommes et femmes dans toutes sortes de situations.
Léconomie du travail à domicile comme structure organisationnelle capitaliste mondiale est rendue possible (et non produite) par les nouvelles technologies. Le succès des attaques lancées contre les emplois syndiqués occupés par des hommes, pour la plupart blancs, et relativement privilégiés, est lié à la capacité quont les nouvelles technologies dintégrer et de contrôler le travail malgré la dispersion et la décentralisation massives dont il fait lobjet. Pour les femmes, ces nouvelles technologies entraînent à la fois la perte du salaire familial (celui de lhomme), dans le cas où elle auraient jamais eu accès à ce qui était le privilège des Blancs, et un changement dans leur propre travail, qui seffectue de plus en plus dans le cadre de compagnies capitalistiques, comme cest le cas pour les secrétaires ou les infirmières.
Cette nouvelle organisation technologique et économique est aussi liée à leffondrement de lÉtat Providence et à la pression subie depuis par les femmes, obligées de subvenir à leurs propres besoins, comme à ceux des hommes, des enfants et des vieux. Le problème de la féminisation de la pauvreté générée par le démantèlement de lÉtat Providence, par léconomie du travail à domicile, dans laquelle les emplois stables deviennent lexception, et encouragée par labsence de tout espoir de voir leurs revenus complétés par les pères de leurs enfants se pose aujourdhui de façon urgente. La multiplication des foyers où la femme se retrouve chef de famille a des causes qui diffèrent en fonction de la race, de la classe sociale ou de la sexualité. Mais leur généralisation constitue un terrain dentente à partir duquel les femmes pourraient affronter ensemble de nombreux problèmes. Le fait que les femmes soient souvent obligées de subvenir aux besoins quotidiens simplement parce quelles sont mères, nest pas vraiment nouveau. Le genre dintégration quon leur propose dans une économie capitaliste globale, qui, de plus en plus, repose sur la guerre, lest totalement. La pression subie en particulier par les femmes noires américaines, qui ont réussi à échapper aux emplois de domestiques (à peine) payés et qui sont maintenant nombreuses à travailler comme employées de bureau ou à des postes équivalents, a de lourdes conséquences sur la pauvreté toujours en vigueur pour les Noirs qui travaillent . Dans les zones industrialisées du Tiers Monde, des adolescentes se retrouvent être de plus en plus souvent la seule, ou la principale source de revenus de leur famille, tandis que laccès à la propriété terrienne devient toujours plus difficile. Et cette évolution aura forcément des conséquences sur la psychodynamique de genre et de race et sur la politique qui y correspond.
Dans le cadre des trois grandes étapes du capitalisme (capitalisme commercial de la première révolution industrielle, capitalisme monopolistique et capitalisme multinational) qui correspondent au nationalisme, à limpérialisme et au multinationalisme, et sont parallèles aux trois périodes esthétiques définies par Jameson, réalisme, modernisme et postmodernisme je voudrais démontrer quil existe des formes familiales spécifiques dialectiquement reliées aux différentes formes du capitalisme et à leurs productions culturelles et politiques. À chaque étape a correspondu une famille idéale qui, même si elle a souvent été vécue de façon problématique et différente selon les gens, peut être schématisée comme suit. (1) La famille nucléaire patriarcale structurée par la dichotomie entre le public et le privé, accompagnée de lidéologie bourgeoise des sphères séparées et par le féminisme bourgeois anglo-saxon du XIX e siècle. (2) La famille moderne dépendante de (et établie par) lÉtat Providence et des institutions comme le salaire familial, et développée au milieu dune floraison didéologies hétérosexuelles a-féministes, dont les versions les plus radicales firent les beaux jours de Greenwich Village autour de la Seconde Guerre Mondiale. (3) La “famille” de léconomie du travail à domicile, avec sa structure oxymorique de foyer monoparental dirigé par une femme, qui apparaît en même temps que le féminisme explose pour faire place aux féminismes et que, paradoxalement, la notion de genre ellemême sintensifie et sefface à la fois. Tel est le contexte dans lequel les prévisions dun chômage structurel mondial provoqué par les nouvelles technologies sintègrent au système économique du travail à domicile.
Tandis que la robotique et les technologies qui lui sont associées mettent les hommes au chômage dans les pays “développés” et exacerbent léchec de la politique de lemploi masculin dans un Tiers Monde en “développement”, et tandis que lautomatisation envahit les bureaux, y compris dans les pays qui présentent un surplus de main dœuvre, la féminisation du travail sintensifie. Les femmes noires américaines savent depuis longtemps ce qui se passe quand les conséquences du sous-emploi structurel (ou “féminisation” du travail) des hommes noirs se superposent à lextrême vulnérabilité de leur position au sein de léconomie salariale. Et tout le monde sait maintenant que la sexualité, la reproduction, la famille et la vie communautaire sont intimement liées à cette structure économique, que ces liens revêtent de nombreuses formes différentes, et que ces formes produisent à leur tour des différences entre femmes noires et femmes blanches. De plus en plus dhommes et de femmes vont devoir affronter ce genre de situations, et de ce fait, les alliances interraciales et intergenres qui se feront autour des questions de survie quotidienne ne seront plus seulement de “bonnes” alliances, mais des alliances nécessaires.
Les nouvelles technologies ont aussi de profondes répercussions sur la faim dans le monde et la production internationale daliments de première nécessité[20]. Rae Lessor Blumberg (1983) estime que les femmes, sur cette planète, produisent environ 50 % des aliments de première nécessité. Dune manière générale, elles nont aucun accès aux bénéfices produits par les secteurs de pointe dans le domaine de la transformation des matières premières énergétiques et alimentaires, et leurs charges journalières sont de plus en plus dures: elles ne sont pas moins responsables quavant de lapprovisionnement en nourriture, et face à la reproduction, leur situation devient de plus en plus complexe. Les technologies de la Révolution Verte, en interaction avec les autres productions industrielles de pointe modifient les divisions du travail et les différences de modèles migratoires qui sont basées sur le genre.
Les nouvelles technologies semblent profondément impliquées dans les formes de “privatisation” que Ros Petchesky (1981) a analysées et dans lesquelles militarisation, politiques et idéologies familiales de droite, et renforcement de la définition privée de la propriété entrepreunariale (et nationale) interagissent de façon synergique[21]. Les nouvelles technologies de la communication jouent un rôle fondamental dans léradication de notre vie publique à tous. Ce qui permet à lordre établi militaire, qui est techniquement très pointu, de se développer en permanence aux dépens du bien-être culturel et économique de la plupart des gens, mais surtout des femmes. Des technologies telles que celles des jeux vidéo ou des téléviseurs hautement miniaturisés semblent jouer un rôle crucial dans la production des formes modernes de la “vie privée”. La culture des jeux vidéo est largement orientée vers la compétition individuelle et la guerre des étoiles. Cela construit des imaginaires nourris de haute technologie et de différence des genres qui peuvent contempler la destruction de la planète, et échapper à ses conséquences par la magie de la science-fiction. Il ny a pas que nos imaginaires qui sont militarisés, et lon néchappera pas aux autres réalités de la guerre nucléaire et électronique, à ces technologies qui promettent la mobilité totale et léchange parfait et, incidemment, font du tourisme, cette pratique parfaite de la mobilité et de léchange, une des plus grandes industries du monde.
Les nouvelles technologies affectent les relations sociales qui concernent la sexualité comme la reproduction, et pas toujours de la même façon. Les liens étroits qui unissent la sexualité à linstrumentalisation, et qui font considérer le corps comme une sorte de machine à maximiser à la fois lutilité et le plaisir, sont décrits comme il convient dans les récits socio-biologiques de lorigine qui insistent sur le calcul génétique et expliquent linévitable dialectique de la domination dans les rôles masculin et féminin qui sont attribués aux hommes et aux femmes[22]. Ces histoires socio-biologiques dépendent dune vision hautement technologique du corps, qui fait de ce dernier un composant biotique ou un système cybernétique de communication. Les situations de reproduction ont subi de nombreuses transformations, en particulier du fait de la médecine, qui a donné aux frontières du corps des femmes une perméabilité nouvelle à “la visualisation” comme à “lintervention”. Le contrôle de linterpénétration des frontières corporelles dans lherméneutique médicale et son attribution constituent, bien entendu, une question fondamentale pour les féministes. Le spéculum a servi de symbole aux femmes qui, dans les années 1970, voulaient se réapproprier leur corps; mais cet outil artisanal devient inadéquat quand il sagit dexprimer la politique du corps dont nous avons besoin pour renégocier la place de la réalité dans les pratiques cyborgiennes de reproduction. Saider soi-même ne suffit pas. Les technologies de visualisation évoquent la pratique culturelle actuellement répandue quest le safari-photo et la nature profondément prédatrice de la conscience photographique[23]. Le sexe, la sexualité et la reproduction jouent un rôle central dans les systèmes mythiques de la haute technologie qui structurent ce que nous imaginons de possible dans nos vies personnelles et sociales.
Les relations sociales induites par les nouvelles technologies posent un autre problème crucial, celui de la reformulation des attentes, de la culture, du travail et de la reproduction de la nombreuse main dœuvre employée dans les secteurs techniques et scientifiques. Un danger politique et social majeur se profile à lhorizon: la formation dune structure sociale à deux régimes, dans laquelle des femmes et des hommes de tous groupes ethniques, mais surtout des femmes et des hommes de couleur, se retrouvent, en masse, confinés dans une économie du travail à domicile, réduits à une forme ou une autre dillettrisme, à une inutilité et à une impuissance générales, et contrôlés, par toute une gamme de dispositifs répressifs hautement technologiques, qui consistent dabord à les amuser, puis à les surveiller et éventuellement à les faire disparaître. Toute politique féministe socialiste adéquate doit faire appel aux femmes des milieux professionnels privilégiés, et en particulier à celles dont le travail scientifique et technologique construit les discours, les processus et les objets technico-scientifiques[24].
Cette question nest certes pas la seule que lon soulève quand on commence à réfléchir à la possibilité dune science féministe, mais elle est importante. De nouveaux groupes sociaux ont accès à la science, quelle sorte de rôle vont-ils jouer dans la constitution de la production du savoir, de limaginaire et des pratiques? Comment vont-ils sallier aux mouvements politiques et sociaux progressistes? Quelle sorte de responsabilité politique peut-on construire pour établir, au-delà des hiérarchies technico-scientifiques qui nous séparent, un lien entre les femmes? Pourrionsnous développer une politique féministe de la science et de la technologie en nous alliant aux groupes daction anti-militariste qui luttent pour une reconversion des sites scientifiques? De nombreux travailleurs des secteurs scientifiques et techniques de la Silicon Valley, y compris les cow-boys de la haute technologie, refusent de participer aux programmes scientifiques militaires[25]. Et est-ce que ces professionnels de la classe moyenne, parmi lesquels les femmes, y compris les femmes de couleur, commencent à compter, vont ils réussir à fondre leurs préférences personnelles et leurs tendances culturelles en une politique progressiste?
L L e e s s f f e e m m m m e e s s d d a a n n s s l l e e c c i i r r c c u u i i t t i i n n t t é é g g r r é é •
Parce que les positions quont occupées les femmes dans les sociétés industrielles avancées ont été en partie restructurées par les relations sociales que produisent la science et la technologie, il faut maintenant en retracer lhistoire. En imaginant quil fut un jour idéologiquement possible de définir la vie des femmes par la distinction entre les domaines privés et publics ce que suggèrent les images dune vie divisée entre lusine et la maison pour la classe laborieuse, entre le marché et la maison pour la bourgeoisie, et entre le personnel et le politique selon le genre une telle idéologie est maintenant totalement fallacieuse, et elle ne réussit même pas à montrer comment chaque terme de ces dichotomies construit lautre en pratique et en théorie. Je lui préfère limage idéologique du réseau, qui suggère une profusion despaces et didentités, et une perméabilité des frontières du corps personnel et du corps politique. Le “travail en réseau” est à la fois une pratique féministe et une stratégie de compagnie multinationale lopposition cyborgienne tisse la toile.
Revenons-en donc à limage de linformatique de la domination pour tracer une vision de la “place” des femmes dans le circuit intégré, en nabordant que quelques-uns des lieux symboliques des sociétés capitalistes avancées: la Maison, le Marché, les Lieux du Travail Salarié, lÉtat, lÉcole, la Clinique ou lHôpital, et lÉglise. Chacun de ces lieux symboliques a un lien logique et pratique avec les autres, dans ce qui pourrait être vu comme une image holographique. Parce que je crois que cela peut faire avancer une analyse et une pratique dont nous avons bien besoin, je voudrais donner ici une idée de limpact quont les relations sociales mises en place et transmises par les nouvelles technologies. Mais il nexiste cependant pas de “place” pour les femmes dans ces réseaux, on ny trouve, en ce qui les concerne, quune géométrie de différences et de contradictions cruciales quant à leur identité cyborgienne. En apprenant à déchiffrer ces réseaux du pouvoir et de la vie sociale, nous découvrirons peut-être des modes nouveaux de couplage et de coalitions. Lire la liste qui suit ne peut en aucune façon se faire du point de vue de “lidentification”, ou dun soi unitaire. Lordre du jour est à la dispersion. Lobjectif: survivre dans la diaspora.
Maison: foyers monoparentaux ayant une femme comme chef de famille, monogamie en série, fuite des hommes, femmes âgées vivant seules, technologie du travail domestique, salariat du travail à la maison, ré-émergence des ateliers clandestins, entreprises installées à domicile et télé-travail, électronique artisanale, SDF urbains, migration, architecture modulaire, renforcement (simulé) de la famille nucléaire, violence domestique intense.
Marché: persistance de la consommation comme travail réservé aux femmes, qui, depuis peu, sont particulièrement ciblées par les nouveautés que produisent des nouvelles technologies (et ce dautant plus que la compétition entre les pays industrialisés et ceux en voie dindustrialisation, qui tous, cherchent à éviter les problèmes dun chômage de masse, nécessite la création de nouveaux marchés toujours plus importants, pour des produits dont lutilité est de moins en moins évidente); pouvoir dachat à deux vitesses associé à des campagnes publicitaires qui ciblent exclusivement les nombreux groupes sociaux à hauts revenus et négligent les anciens marchés de masse; importance croissante du marché noir du travail et de la consommation, qui fonctionne parallèlement aux grosses structures du marché haut de gamme des technologies de pointe; systèmes de surveillance qui sappuient sur le fonctionnement électronique des transferts de fonds; caractère abstrait de lexpérience (puisquelle est transformée en produits) intensifié par le marché, ce qui aboutit à des conceptions de lidée de communauté utopiques et inefficaces ou tout bonnement cyniques; mobilité extrême (abstraction) des systèmes de marketing ou de financement; interpénétration des marchés du travail et du sexe; sexualisation intensifiée dune consommation abstraite et aliénée.
Lieu du Travail Salarié: persistance dune forte division sexuelle et raciale du travail, mais, pour beaucoup de femmes blanches et de gens de couleur, forte croissance de lappartenance à des catégories professionnelles privilégiées; impact des nouvelles technologies sur le travail des femmes dans les secteurs du secrétariat, des services, de la manufacture (et plus particulièrement de la manufacture textile), de lagriculture et de lélectronique; restructuration internationale des classes laborieuses; développement des nouveaux horaires qui facilitent léconomie du travail à domicile (horaires flexibles, heures supplémentaires, temps partiel, pas de temps du tout); travail à domicile et travail à lextérieur; pressions accrues en vue de létablissement de structures de salaires à deux niveaux; nombre important de ceux qui, parmi les populations qui dans le monde dépendent des liquidités, nont aucune expérience, ou plus aucun espoir demploi stable; main dœuvre pour la plupart “marginale” ou “féminisée”.
État: persistance de lérosion de lÉtat Providence; décentralisation accompagnée dune augmentation de la surveillance et du contrôle; citoyenneté télématique; impérialisme et pouvoir politique largement identifiés grâce à la distinction beaucoup dinformation / peu dinformation; montée dune militarisation hautement technologique accompagnée dune montée de lopposition quelle rencontre dans de nombreux groupes sociaux; réduction du fonctionnariat du fait de la capitalisation toujours plus forte du travail de bureau, avec des implications pour la promotion des femmes de couleur; plus grande privatisation de la vie et de la culture matérielles et culturelles; forte intégration de la privatisation et de la militarisation, formes hautement technologiques de la distinction capitaliste bourgeoise entre vie privée et vie publique; invisibilité entre différents groupes sociaux du fait de mécanismes psychologiques qui instaurent une croyance en lexistence dennemis abstraits.
École: resserrement du lien qui existe entre les besoins en capitaux quinduisent les technologies de pointe et léducation publique à tous les niveaux, avec des différenciations selon la race, la classe sociale et le genre; implication des classes dirigeantes dans la réforme de léducation et dans son financement au prix, pour les enfants et pour les professeurs, de son statut de structure éducative démocratique et progressiste; éducation produisant, au sein de la culture technocratique et militarisée, une ignorance et une répression de masse; foisonnement, au sein des mouvements politiques radicaux ou dissidents, de cultes obscurantistes occultes; persistance dune relative ignorance en matière de science chez les femmes blanches et les gens de couleur; orientation industrielle croissante de léducation (et plus particulièrement de léducation supérieure) par les multinationales à dominante scientifique (en particulier par les sociétés qui dépendent de lélectronique et des biotechnologies); nombreuses élites possédant un niveau détudes élevé, au sein de ce qui va devenir une société à deux vitesses.
Clinique ou Hôpital: resserrement des liens qui unissent la machine et le corps; renégociation des métaphores publiques qui canalisent lexpérience personnelle que lon a de son corps, et plus particulièrement en ce qui concerne la reproduction, les fonctions du système immunitaire et les phénomènes de “stress”; intensification de la politique reproductive en réponse aux implications historiques dun contrôle potentiel, non encore réalisé, que les femmes pourraient avoir sur leur relation à la reproduction; émergence de nouvelles maladies historiquement spécifiques; luttes concernant la logique et les moyens de la santé publique dans des environnements où les produits et les procédés de la technologie de pointe sont omniprésents; poursuite de la féminisation des métiers de la santé; durcissement de la lutte concernant la responsabilité de lÉtat dans le domaine de la santé; persistance du rôle idéologique des mouvements populaires pour la santé comme forme majeure de la politique américaine.
Église: ère électronique des télé-évangélistes fondamentalistes, “supersauveurs” qui célèbrent lunion dun capital électronique et de dieux fétiches automatisés; importance renforcée des églises dans la résistance à la militarisation de lÉtat; lutte capitale concernant la place des femmes et leur autorité dans le domaine de la religion; persistance du rôle central tenu, dans la lutte politique, par la spiritualité, à laquelle sajoutent le sexe et la santé.
Linformatique de la domination se caractérise par, et seulement par, lintensification massive de linsécurité et de lappauvrissement culturel, accompagnée dune faillite des réseaux de subsistance pour les plus vulnérables. Parce que ce constat est en grande partie lié aux relations sociales que créent la science et la technologie, lurgence dune politique féministe socialiste des sciences et des technologies semble évidente. Beaucoup de choses sont en train de se faire, et le travail politique a de riches possibilités. Les efforts déployés pour encourager des formes de lutte collective chez les femmes salariées, comme celle du District 925 de lSEIU[26], devraient être une de nos priorités à toutes. Ces efforts sont intimement liés à la restructuration technique des méthodes de travail et à la refonte des classes laborieuses. Ils permettent aussi de comprendre ce que pourrait être une forme plus globale de lorganisation du travail qui tiendrait compte de lappartenance à une communauté, de la sexualité et de questions familiales qui nont jamais été mises en avant par les syndicats, presque exclusivement blancs et masculins, du secteur industriel.
Les réarrangements structurels liés aux relations sociales de science et de technologie suscitent une forte ambivalence. Ce nest pourtant pas la peine de se sentir fondamentalement déprimée par les implications des relations que les femmes entretiennent à la fin du XXe siècle avec le travail, la culture, la production du savoir, la sexualité et la reproduction sous toutes leurs formes. Si les marxismes, pour la plupart dentre eux, analysent bien la domination, et cela pour de très bonnes raisons, ils ont du mal à comprendre ce qui ne semble être que fausse conscience et complicité des dominés dans leur propre domination à lépoque du capitalisme avancé. Il est crucial de garder à lesprit que, peut-être surtout du point de vue des femmes, ce que nous avons perdu se résume souvent à une oppression aux formes virulentes, nostalgiquement ramenées, face à la violation, à une soi-disant nature. Lambivalence que nous ressentons devant ces unités disloquées que produit la culture des hautes technologies, ne doit pas nous obliger à choisir entre une “critique clairvoyante qui jetterait les bases dune épistémologie politique solide” et une “fausse conscience manipulée”, elle doit entraîner une compréhension subtile de ces nouveaux plaisirs, de ces nouvelles expériences et de ces nouveaux pouvoirs susceptibles de transformer sérieusement les règles du jeu.
Lorsque lon voit se refonder des formes dunité qui transcendent les considérations de race, de genre ou de classe, on a toute raison despérer, dautant que ces éléments fondamentaux de lanalyse féministe socialiste subissent eux-mêmes des transformations protéiformes. Laugmentation de la dureté de la vie qui est ressentie dans le monde entier du fait des relations sociales induites par les sciences et les technologies est grave. Mais ce que vivent les gens nest pas si clair, et nous manquons doutils suffisamment précis pour établir collectivement des théories efficaces de lexpérience. Les efforts fournis actuellement dans le sens dune clarification, ne serait-ce que de notre propre expérience, quil sagisse du marxisme, de la psychanalyse, du féminisme ou de lanthropologie, sont rudimentaires.
Jai conscience de ce que je dois au cours de lhistoire dans ma façon de voir les choses: une jeune Catholique irlandaise naurait jamais obtenu un doctorat de biologie sans limpact queut Spoutnik sur la politique nationale américaine en matière déducation scientifique. Mon corps et mon esprit sont autant construits par la course à larmement et la guerre froide qui ont suivi la Seconde guerre mondiale que par les mouvements féministes. Lanalyse des effets contradictoires quont les politiques destinées à produire des technocrates américains loyaux, et qui produisirent aussi un grand nombre de dissidents, donne plus de raisons despérer que ne le fait celle des défaites existantes.
La partialité constante des points de vue féministes a, en ce qui concerne nos attentes quant aux formes dorganisation et de participation politiques, certaines conséquences. Nous navons pas besoin dune totalité pour faire du bon travail. Ce rêve féministe dune langue commune est, comme tous les rêves dune langue parfaitement vraie, dun énoncé parfaitement fidèle à la réalité, totalisant et impérialiste. En ce sens, la dialectique est elle aussi une langue de rêve qui ne chercherait quà résoudre les contradictions. Peut-être quironiquement, notre fusion avec les animaux et les machines nous enseignera comment ne pas être Homme, lincarnation du logos occidental. Si lon se place du point de vue du plaisir que procurent ces fusions puissantes et taboues, rendues inévitables du fait des rapports sociaux induits par les sciences et les technologies, il pourrait bien y avoir une science féministe.
L L e e s s c c y y b b o o r r g g s s : : m m y y t t h h e e d d e e l l i i d d e e n n t t i i t t é é p p o o l l i i t t i i q q u u e e •
Je voudrais conclure avec un mythe de lidentité et des limites qui pourrait informer nos imaginaires politiques de cette fin de XXe siècle. Je suis ici redevable à des écrivains comme Joanna Russ, Samuel R. Delany, John Varley, James Tiptree Jr., Octavia Butler, Monique Wittig et Vonda McIntyre[27]. Elles(ils) sont ces conteu(rs)ses qui explorent ce que veut dire être incarné dans des mondes de haute technologie. Elle(il)s sont des théoricien(ne)s des cyborgs. Cest grâce à lanthropologiste Mary Douglas, qui a exploré les conceptions des limites corporelles et de lordre social (1966, 1970), que nous avons pris conscience de la place fondamentale de limagerie corporelle dans notre vision du monde, et donc dans le langage politique. Les féministes françaises comme Luce Irigaray et Monique Wittig, en dépit de toutes leurs différences, savent comment écrire le corps, comment tisser lérotisme, la cosmologie et la politique à partir de limagerie de lincarnation, et, en ce qui concerne plus particulièrement Wittig, à partir de limagerie de la fragmentation et de la reconstitution des corps[28].
Les féministes radicales américaines, comme Susan Griffith, Audre Lorde et Adrienne Rich, ont profondément marqué nos imaginaires politiques et peut-être trop restreint notre capacité à accepter un corps amical et un langage politique[29]. Elles insistent sur lorganique, quelles opposent au technologique. Mais leurs systèmes symboliques, et les positions déco-féminisme et de paganisme féministe empreintes de considérations organiques qui y sont liées, ne peuvent être compris, pour reprendre Sandoval, que comme des idéologies oppositionnelles qui conviennent tout à fait à cette fin de XXe siècle. Pour quiconque ne sintéresse pas aux machines et à la conscience du capitalisme avancé, elles peuvent sembler simplement stupéfiantes. Elles font en ce sens partie du monde cyborgien. Mais les féministes ont aussi beaucoup à gagner en embrassant explicitement les possibilités inhérentes à la dissolution des différences qui opposent nettement organisme et machine et de toutes celles qui structurent de façon similaire lidentité occidentale. Cest la simultanéité de ces dissolutions qui fait exploser les matrices de domination et ouvre des possibilités géométriques. Que peut-on apprendre dune pollution “technologique” personnelle et politique? Je vais marrêter brièvement sur deux groupes de textes qui se recoupent et offrent un aperçu de la construction dun mythe potentiellement utile du cyborg: construction, dans la science-fiction féministe, des femmes de couleur et des moi monstrueux.
Jai suggéré plus haut, que le concept “femmes de couleur” pouvait être compris comme une identité cyborgienne, une subjectivité puissante synthétisée à partir de fusions didentités marginales et dans les strates historico-politiques complexes de sa “biomythographie”, Zami (Lorde, 1982; King, 1987 a, 1987 b). Il existe des grilles matérielles et culturelles qui cartographient ce potentiel, Audre Lorde (1984) en capte le ton dans le titre de son Sister Outsider (Sœur dailleurs). Dans mon mythe politique, la Sœur dailleurs est la femme de la délocalisation, celle que les travailleur(se)s américain(e)s, femmes et homme effectuant un travail féminisé, sont censés considérer comme lennemie qui anéantit leur solidarité, qui menace leur sécurité. Localement, cest-à-dire à lintérieur des frontières des États-Unis, la Sœur dailleurs est utilisée à travers les différentes identités raciales et ethniques des femmes quon manipule pour mieux les diviser, les mettre en compétition et les exploiter au sein des mêmes industries. Les “Femmes de Couleur” représentent la main-dœuvr préférée des industries liées à la science, les femmes réelles dont le marché mondial du sexe, le marché du travail et la politique de la reproduction kaléidoscopisent la vie. Les jeunes coréennes qui travaillent dans lindustrie du sexe et sur les chaînes de montage des systèmes électroniques sont recrutées au lycée et formées pour rejoindre le circuit intégré. Quand elles savent lire et écrire, surtout langlais, elles sont sélectionnées pour fournir cette maindœuvre féminine bon marché qui intéresse tant les multinationales.
Contrairement à ce que font croire les stéréotypes orientalistes de la culture “primitive orale”, les femmes de couleur se caractérisent par leur capacité à lire et à écrire, capacité que les Noires américaines, mais aussi les hommes noirs, ont acquise au fil dune histoire qui les a vus risquer leur vie pour pouvoir apprendre et enseigner à lire et à écrire. Lécriture a une signification particulière pour tous les groupes colonisés. Elle a tenu une place centrale dans le mythe occidental de la distinction entre cultures orales et cultures écrites, entre mentalités primitives et mentalités civilisées, et plus récemment dans lérosion de cette distinction par les théories “postmodernes” qui sattaquent au phallogocentrisme occidental et à son culte de lœuvre qui fait autorité, singulière, phallique et monothéiste, nom unique et parfait[30]. Linterprétation de lécrit a été un enjeu capital de la lutte politique contemporaine. Montrer le jeu de lécriture est quelque chose de tout à fait sérieux. La poésie et les histoires des femmes de couleur américaines traitent constamment de lécriture et de laccès au pouvoir de signifier; mais alors ce pouvoir ne doit plus être ni phallique, ni innocent. Lécriture cyborgienne ne doit pas avoir trait à la chute, à lidée dune unité qui aurait existé autrefois, avant le langage, avant lécriture, avant lHomme. Lécriture cyborgienne a trait au pouvoir de survivre, non sur la base dune innocence originelle, mais sur celle dune appropriation des outils qui vous permettent de marquer un monde qui vous a marqué comme autre.
Ces outils sont souvent des histoires, des histoires re-racontées, de nouvelles versions qui renversent et déplacent les dualismes hiérarchiques qui organisent les identités construites sur une soi-disant nature. En racontant à nouveau les histoires de lorigine, les auteurs cyborgiens subvertissent les mythes fondateurs de la culture occidentale. Nous avons tous été colonisés par ces mythes de lorigine et leur espoir dune apocalypse rédemptrice.
Les histoires phallogocentriques relatant lorigine qui sont les plus cruciales pour les féministes cyborgiennes sont inscrites au cœur des technologies textuelles celles qui écrivent le monde, la biotechnologie et la microélectronique qui ont récemment écrit nos corps en problèmes de codes sur la grille C3I. Les histoires féministes cyborgiennes ont pour tâche de recoder tout ce qui est communication et information, afin de subvertir commandement et contrôle.
La politique du langage imprègne les luttes des femmes de couleur, tant sur le plan métaphorique que littéral, et les histoires basées sur le langage ont, dans la riche littérature que lon doit actuellement aux femmes de couleur américaines, un pouvoir particulier. Ainsi, les nouvelles versions de lhistoire de Malinche lindigène, mère de la race métisse des “bâtards” du nouveau monde, maîtresse des langues et maîtresse de Cortés, jouent un rôle particulier dans la construction identitaire des Chicanas. Dans Loving in the War Years (Aimer en temps de guerre,1983), Cherrie Moraga explore les questions didentité qui se posent à celles qui nont jamais possédé leur langue dorigine, qui nont jamais transmis lhistoire de lorigine et nont jamais connu lharmonie de la légitime hétérosexualité dans lEden culturel, et qui ne peuvent donc fonder lidentité sur un mythe, ni sur la chute qui a suivi linnocence et linscription dans une lignée naturelle, du père ou de la mère[31]. Lécriture de Moraga, son superbe savoir faire, apparaît dans sa poésie comme une violation semblable à celle que commet Malinche parce quelle maîtrise la langue du conquérant: une violation, une production illégitime qui permettent de survivre. La langue de Moraga nest pas un “tout”, elle est clairement hybride, une chimère mi-anglaise, mi-espagnole, faite à partir de ces deux langues conquérantes. Mais ce monstre chimérique, sans revendiquer de langue originelle qui aurait précédé la violation, dessine les contours des identités puissantes, compétentes et érotiques des femmes de couleur. La Sœur dailleurs suggère la possibilité dune survie du monde, non du fait de son innocence, mais parce quelle est capable de vivre sur la frontière, décrire sans avoir besoin du mythe fondateur de lunité originelle. Pas plus quelle na besoin de son apocalypse incontournable du retour définitif à une unicité mortelle que lhomme a imaginé être la Mère innocente et toute-puissante, libérée, à la fin des temps, dune nouvelle spirale dappropriation par le fils. Lécriture marque le corps de Moraga, laffirme comme corps de femme de couleur et lempêche de tomber dans la catégorie banalisée par un père anglo-saxon ou dans le mythe orientaliste de “lanalphabétisme originel” dune mère qui na jamais été. Cest Malinche, qui est ici une mère, et non Ève avant quelle nait goûté au fruit défendu. Lécriture affirme une Sœur dailleurs, et non cette Femmedavant-la-Chute-dans-lÉcriture dont a besoin la Famille de lHomme phallogocentrique.
Lécriture constitue de façon pré-éminente la technologie des cyborgs, surfaces gravées de la fin du XXe siècle. La politique cyborg lutte pour le langage, elle lutte contre la communication parfaite, contre ce code unique qui traduit parfaitement chaque signification, dogme central du phallogocentrisme. Voilà pourquoi la politique cyborgienne insiste sur le bruit, défend la pollution, et se réjouit des fusions illégitimes entre lanimal et la machine. Ces accouplements rendent lHomme et la Femme problématiques, ils subvertissent la structure du désir, force conçue pour générer le langage et le genre, et subvertissent ainsi la structure et les modes de reproduction de lidentité “occidentale”, de la nature et de la culture, du miroir et de lœil, de lesclave et du maître, du corps et de lesprit. “Nous” navons pas choisi, à lorigine, dêtre cyborgs, mais ce choix fonde une politique et une épistémologie libérales qui imaginent la reproduction des individus avant la reproduction plus large des “textes”.
Si nous adoptons le point de vue du cyborg, si nous nous libérons du besoin de fonder la politique à partir de “notre” position privilégiée dopprimées qui incorpore toutes les autres dominations, si nous renonçons à linnocence de simples victimes du viol, si nous quittons le terrain de cette “nature” dont nous serions si proches, nous verrons de grandes possibilités souvrir devant nous. Les féminismes et les marxismes ont buté contre les impératifs épistémologiques de lOccident qui leur faisaient construire le sujet révolutionnaire du point de vue dune hiérarchie doppressions et / ou dune position latente de supériorité morale, dinnocence et de plus grande proximité avec la nature. Lorsque lon ne dispose ni du rêve original dune langue commune ni de la symbiose originale et de la protection quelle promet contre la séparation “masculine” hostile, mais que lon est écrite dans le jeu dun texte qui ne possède ni point de vue privilégié ni histoire du Salut, se reconnaître “soi-même” comme complètement impliquée dans le monde libère du besoin de fonder la politique dans lidentification, les partis davant-garde, la pureté et la maternité. Débarrassée de lidentité, la race bâtarde enseigne le pouvoir des marges et limportance dune mère comme Malinche. Les femmes de couleur ont transformé la mère maléfique de la peur masculiniste en mère lettrée originelle qui enseigne la survie.
Il ne sagit pas seulement de déconstruction littéraire, mais de transformation liminaire. Toute histoire qui commence avec linnocence originelle et privilégie le retour à la totalité imagine que le drame de la vie est lindividuation, la séparation, la naissance à soi, la tragédie de lautonomie, la chute dans lécriture, laliénation; cest-à-dire la guerre, tempérée par un répit imaginaire dans le sein de lAutre. Ces histoires ont une trame qui obéit à une politique de reproduction: renaissance sans défauts, perfection, abstraction. Dans cette trame, les femmes sen tirent mieux, ou moins bien, selon les cas, mais toutes ces histoires disent toujours que les femmes ont un soi moins fort, une individuation moins marquée, une plus grande fusion avec loral, avec la Mère, et moins dintérêt pour lautonomie masculine. Mais il existe une autre voie qui mène à ce même détachement de lautonomie masculine, un autre chemin qui ne passe ni par la Femme, ni par le Primitif, ni par le Zéro, ni par le Stade du Miroir et son imaginaire. Il traverse les femmes et les autres cyborgs illégitimes du temps présent qui ne sont pas nés de La Femme, qui refusent laide idéologique du statut de victime afin de vivre une vie réelle. Ces cyborgs sont des gens qui refusent de disparaître au signal, et peu leur importe le nombre de fois où un commentateur “occidental” a encore une fois déploré la triste extinction dun groupe primitif, organique, anéanti par la technologie “occidentale”, par lécriture[32]. Ces cyborgs de la vie réelle réécrivent activement les textes de leurs corps et de leurs sociétés (comme le font ces femmes, décrites par Aihwa Ong, qui vivent dans les villages de lAsie du sud-est et travaillent pour des entreprises délectroniques japonaises et américaines). La survie est lenjeu de ce jeu de lectures.
Récapitulons: certains dualismes constituent des traits persistants des traditions occidentales; tous contribuent à la logique et aux pratiques du système de domination des femmes, des gens de couleur, de la nature, des travailleurs et des animaux; en gros à la domination de tout ce qui est autre et qui ne sert quà renvoyer limage de soi. Les plus importants de ces inquiétants dualismes sont les suivants: soi / autre, corps / esprit, nature /culture, mâle / femelle, civilisé / primitif, réalité / apparence, tout / partie, agent / ressource, créateur / créature, actif / passif, vrai / faux, vérité / illusion, total / partiel, Dieu / homme. Le Soi est ce Un qui ne subit pas la domination et qui sait cela grâce à lautre qui détient les clefs de lavenir du fait de sa propre expérience de la domination, ce qui fait mentir toute idée dune autonomie du soi. Etre Un, cest être autonome, cest être puissant, cest être Dieu; mais être Un est aussi être une illusion, et ainsi être impliqué dans une dialectique apocalyptique avec lautre.
Pourtant, être autre, cest être multiple, sans bornes précises, effiloché, sans substance. Un cest trop peu, mais deux, cest déjà trop.
La culture des hautes technologies remet en cause ces dualismes de façon mystérieuse. Il est difficile de savoir qui de lhomme ou de la machine crée lautre ou est créé par lautre. Il est difficile de savoir où sarrête lesprit et où commence le corps dans des machines qui se dissolvent en pratiques de codage. Dans la mesure où nous nous reconnaissons à la fois dans le discours officiel (par exemple, dans la biologie) et dans la pratique quotidienne (par exemple dans léconomie du travail à domicile dans le circuit intégré), nous nous découvrons cyborgs, hybrides, mosaïques, chimères. Les organismes biologiques sont devenus des systèmes biotiques, des outils de communication parmi dautres. Il ny a pas de différence ontologique, pas de différence fondamentale dans ce que nous savons de la machine et lorganisme, du technique et de lorganique.
Rachel, la réplicante du film de Ridley Scott Blade Runner , représente la peur, lamour et la confusion que produit une culture cyborgienne.
Tout cela provoque, entre autres, un sens plus vif de la connexion qui nous lie à nos outils. Létat de transe que connaissent beaucoup dutilisateurs dordinateurs est devenue un lieu commun du film de science-fiction et de la blague branchée. Un paraplégique, ou toute autre personne lourdement handicapée doit avoir (et a quelquefois) une expérience intense de lhybridation complexe qui existe entre elle et les autres outils de communication[33]. Le Vaisseau qui chantait (1969), roman proto-féministe dAnne McCaffrey, explorait les pensées dun cyborg, hybride entre un cerveau de petite fille et une machinerie complexe mise au point après la naissance dun enfant gravement handicapé. Genre, sexualité, incarnation et compétence, dans cette histoire, tous ces éléments étaient reconstitués. Pourquoi nos corps devraient-ils sarrêter à la frontière de la peau, ou ne comprendre au mieux que dautres êtres encapsulés dans cette peau? On sait, depuis le XVII e siècle animer des machines leur donner une âme fantôme qui leur permet de parler, de bouger ou de rendre compte de leur développement régulier et de leurs capacités mentales. On sait aussi mécaniser les organismes, les réduire à un corps considéré seulement comme une ressource pour lesprit. Ces relations machine / organisme sont obsolètes, inutiles. Que ce soit dans le domaine de limaginaire ou dans dautres pratiques, pour nous, les machines sont prothèses, composants intimes, soi bienveillants. Nous navons pas besoin dun holisme organique qui crée un tout imperméable, la femme totale et ses variantes féministes (mutantes?). Je conclurai sur ce point avec une lecture très partiale de la logique des monstres cyborg dans mon second corpus, la science-fiction féministe.
Les cyborgs qui peuplent la science-fiction féministe rendent tout à fait problématiques les statuts de lhomme, de la femme, de lhumain, de lartefact, de la race, de lentité individuelle ou du corps. Katie King explique comment le plaisir que lon prend à lire ce genre de fictions ne repose pas principalement sur lidentification. Lorsque des étudiants capables daffronter les auteurs modernistes comme Joyce ou Woolf sans sourciller sont confrontés à Joanna Russ pour la première fois, ils ne savent que penser de The Adventures of Alyx ou de LAutre moitié de lhomme , car les personnages de ces livres refusent la recherche de lunité innocente à laquelle tend le lecteur, mais ils se soumettent en même temps à dautres de ses attentes, quête héroïque, érotisme exacerbé et contenu politique sérieux.
Dans LAutre moitié de lhomme , quatre versions dun même génotype se rencontrent, mais même rassemblées, elles ne forment pas un tout, pas plus quelles ne résolvent les dilemmes posés par laction morale violente, ou quelles ne désamorcent le scandale toujours plus grand du genre. La science-fiction féministe de Samuel R. Delany, et en particulier Les Contes de Neverÿon , parodie le mythe de lorigine en réécrivant la révolution du néolithique, et en rejouant ainsi les premiers coups de la partie qui a abouti à la civilisation occidentale pour subvertir leur vraisemblance.
James Tiptree, Jr, auteure dont la fiction était considérée comme particulièrement virile jusquà ce que soit révélé son “véritable” genre, raconte des histoires de reproduction basée sur des technologies non-mammifères telles que lalternance de générations dhommes munis de poches à couver, et nourriciers. Dans son exploration archi-féministe de Gaea, unedéesse-folle-planète-illusionniste-vielle-femme-machine-technologique à la surface de laquelle naît une extraordinaire série de symbioses postcyborg, John Varley construit le cyborg suprême. Octavia Butler évoque une sorcière africaine qui utilise ses pouvoirs de transformation pour contrer les manipulations génétiques dont use sa rivale ( Wildseed ), les failles temporelles pour ramener une Noire américaine moderne à létat desclavage dans lequel les relations quelle a avec son maître et ancêtre blanc déterminent la possibilité de sa propre naissance ( Kindred ), et les visions illégitimes de lidentité et de la communauté qua un enfant transespèce adopté qui en est arrivé à connaître lennemi en lui-même ( La Survivante ). Dans Dawn (1987), premier épisode dune série qui sappelle Xenogenesis, Butler raconte lhistoire de Lilith Lyapo, dont le prénom fait référence à la première femme, répudiée, dAdam et dont le nom de famille souligne son statut de veuve du fils dune famille nigériane immigrée aux États-Unis. Par ses échanges génétiques avec des amants / sauveteurs / destructeurs / ingénieurs-génétiques extra-terrestres qui ont reconstruit lhabitat terrien à la suite dun holocauste nucléaire et forcent les humains qui y ont survécu à une fusion intime, Lilith, femme noire et mère dont lenfant est mort, devient linstrument de la transformation de lhumanité. Ce roman traite de politique reproductive, linguistique et nucléaire dans un champ mythique structuré par les notions de couleur et de genre de la fin du XXe siècle.
Parce quil est particulièrement riche en transgressions, le livre de Vonda McIntyre, Superluminal , est tout indiqué pour refermer ce catalogue tronqué de monstres dangereux et prometteurs qui aident à redéfinir les plaisirs et la politique de lincarnation et de lécriture féministe.
Dans une fiction où aucun personnage nest “simplement” humain, ce statut dhumain devient hautement problématique. Orca, plongeuse sousmarine génétiquement modifiée, peut dialoguer avec les orques et survivre dans les profondeurs, mais elle rêve dêtre pilote et dexplorer lespace. Il faut alors quelle se fasse implanter des éléments bioniques pouvant détruire ce qui fait delle un membre de la famille des plongeurs et des cétacés. Ce genre de transformations se fait par vecteurs virus porteurs dun nouveau code de développement, par transplantations chirurgicales, par implantation dappareils microélectroniques, par doubles analogiques, etc. Laenea devient pilote en acceptant une transplantation cardiaque et toute une série de modifications qui lui permettront de survivre à des vitesses supérieures à celle de la lumière. Radu Dracul réchappe dune épidémie causée par un virus sur sa planète lointaine et se retrouve doté dune perception du temps qui va, pour toute son espèce, repousser les frontières de la perception de lespace. Ces personnages explorent tous les limites du langage, le rêve dune expérience partagée et la nécessité des limites, de la partialité et de lintimité, même dans un monde de transformation et de connexion protéiformes. Mais Superluminal défend aussi dans un autre sens les contradictions qui définissent le monde cyborgien.
Il incarne textuellement cette intersection de la théorie féministe et du discours colonial que lon trouve dans la science-fiction évoquée plus haut.
Cette conjonction a une longue histoire que de nombreuses féministes du “Premier Monde” ont tenté de passer sous silence, comme je lai fait quand jai lu Superluminal , jusquà ce que Zoe Sofoulis me rappelle à lordre, elle quune position différente dans linformatique de la domination du système mondial a rendue particulièrement sensible aux tentations impérialistes du milieu de la science-fiction, y compris de la science-fiction féminine. Sa sensibilité de féministe australienne, fit que Zoe Sofoulis se souvenait plus facilement de la participation de McIntyre à lécriture des aventures du Capitaine Kirk et du Docteur Spock dans la série télévisée Star Trek que de sa réécriture de lhistoire damour dans Superluminal .
Dans les imaginaires occidentaux, les monstres ont toujours défini les limites de la communauté. Les Centaures et les Amazones de la Grèce Antique établirent les limites dune polis centrée sur lhomme grec parce quils firent éclater le mariage et perturbèrent les frontières par des alliances contre-nature entre le guerrier et lanimal ou la femme. Les jumeaux siamois et les hermaphrodites constituèrent le trouble matériau humain qui, au début de lère moderne en France, permit de fonder le discours sur le naturel et le surnaturel, le médical et le légal, les mauvais sorts et les maladies éléments cruciaux dans létablissement de lidentité moderne[34]. Les études évolutionnistes et comportementales des singes et des grands primates ont marqué les multiples frontières des identités industrielles de la fin du XXe siècle. Les monstres cyborgiens de la sciencefiction féministe définissent des possibilités et des limites politiques assez différentes de celles que propose la fiction courante de lHomme et de la Femme.
Prendre au sérieux limagerie dun cyborg qui serait autre chose quun ennemi a plusieurs conséquences. Sur nos corps, sur nous-mêmes; les corps sont des cartes du pouvoir et de lidentité. Les cyborgs ny font pas exception. Un corps cyborg na rien dinnocent, il nest pas né dans un jardin, il ne recherche pas lidentité unitaire et donc ne génère pas de dualismes antagonistes sans fin (ou qui ne prennent fin quavec le monde lui-même), il considère que lironie est acquise. tre un cest trop peu, et deux nest quune possibilité parmi dautres. Le plaisir intense que procure le savoir faire, le savoir manier les machines, nest plus un péché, mais un aspect de lincarnation. La machine nest pas un “ceci” qui doit être animé, vénéré et dominé. La machine est nous, elle est nos processus, un aspect de notre incarnation. Nous pouvons être responsables des machines, elles ne nous dominent pas, elles ne nous menacent pas. Nous sommes responsables des frontières, nous sommes les frontières. Jusquà maintenant (il était une fois), lincarnation féminine semblait être innée, organique, nécessaire; et cette incarnation semblait être synonyme du savoir faire maternel et de ses extensions métaphoriques. Ce nest quen ne nous plaçant pas à notre place que nous pouvions prendre un plaisir intense avec les machines et encore, à condition de prétexter quaprès tout, il sagissait dune activité organique, qui convenait aux femmes. Les cyborgs pourraient envisager plus sérieusement laspect partial, fluide, occasionnel du sexe et de lincarnation sexuelle. Après tout, malgré sa large et profonde inscription historique, le genre pourrait bien ne pas être lidentité globale.
Réfléchir à la question, idéologiquement chargée, de ce qui compte comme activité quotidienne, comme expérience, peut se faire en exploitant limage du cyborg. Dernièrement, les féministes ont prétendu que les femmes étaient douées pour le quotidien, que les femmes, plus que les hommes géraient dune manière ou dune autre ce quotidien, et quelles occupaient donc potentiellement une position épistémologique privilégiée. Cette prise de position peut paraître convaincante car elle met en lumière une activité féminine longtemps méprisée et quelle en fait la base de la vie. La base de la vie? Et lignorance des femmes, alors? Et leur exclusion de la connaissance et du savoir? Leurs manques? Et laccès des hommes aux compétences du quotidien, à la construction des choses, à leur destruction, au jeu? Et les autres incarnations? Le genre cyborgien est une possibilité partielle de revanche globale. La race, le genre et le capital nécessitent une théorie cyborgienne des touts et des parties. Il nexiste pas, chez le cyborg, de pulsion de production dune théorie totale, mais il existe une connaissance intime des frontières, de leur construction, de leur déconstruction. Il existe un système de mythes qui ne demande quà devenir un langage politique susceptible de fonder un regard sur la science et la technologie, qui conteste linformatique de la domination afin dagir avec puissance.
Une dernière image: les organismes et la politique organismique et holistique reposent sur des métaphores de renaissance et en appellent invariablement aux ressources de la sexualité reproductive. Je dirais que les cyborgs ont plus à voir avec la régénération et quils se méfient de la matrice reproductive et de presque toutes les mises au monde. Chez les salamandres, la régénération qui suit une blessure, par exemple la perte dun membre, saccompagne dune repousse de la structure et dune restauration des fonctions avec possibilité constante de production, à lemplacement de lancienne blessure, de doubles ou de tout autre étrange résultat topographique. Le membre qui a repoussé peut être monstrueux, dupliqué, puissant. Nous avons tou(te)s déjà été blessé(e)s, profondément. Nous avons besoin de régénération, pas de renaissance, et le rêve utopique de lespoir dun monde monstrueux sans distinction de genre fait partie de ce qui pourrait nous reconstituer.
Limagerie cyborgienne peut aider à exprimer les deux points cruciaux de ce texte. Un, la production dune théorie totale, universelle, est une erreur énorme qui passe à côté de la réalité, et qui la probablement toujours fait, mais qui le fait maintenant de façon certaine. Deux, en prenant la responsabilité des relations sociales de science et de technologie, on refuse la métaphysique anti-science, la démonologie de la technologie, et lon assume ainsi le difficile travail de reconstruction des frontières de la vie quotidienne, en connexion partielle avec les autres, et en communication avec chaque partie de nous-même. Ce nest pas seulement que la science et la technologie sont déventuels moyens de grande satisfaction humaine aussi bien quune matrice de dominations complexes. Limagerie cyborgienne ouvre une porte de sortie au labyrinthe des dualismes dans lesquels nous avons puisé lexplication de nos corps et de nos outils. Cest le rêve, non pas dune langue commune, mais dune puissante et infidèle hétéroglosse. Cest linvention dune glossolalie féministe qui glace deffroi les circuits super-évangélistes de la nouvelle droite. Cela veut dire construire et détruire les machines, les identités, les catégories, les relations, les légendes de lespace. Et bien quelles soient liées lune à lautre dans une spirale qui danse, je préfère être cyborg que déesse.