Une enquête s’achève lorsqu’elle est publiée. Son écriture et sa mise en forme permettent de reconstituer la diversité des points de vue et des arguments qui s’expriment dans une controverse donnée auprès d’un public de curieux·ses, d’expert·e·s et de parties prenantes. Elles relèvent aussi d’une pratique heuristique et réflexive, dont les premier·e·s bénéficiaires sont les enquêteur·rice·s.
Le processus d’édition et de publication structure et nourrit l’ensemble du cheminement investigatif depuis ses débuts. Une enquête de controverses s’élabore toujours avec son format de publication en vue – qu’il s’agisse d’un livre, d’un article de presse, d’un documentaire ou d’un site web. Ce format agit alors comme une scène qui supporte et conditionne l’investigation : il préforme l’élaboration du raisonnement, oriente la cartographie des acteur·rice·s, ouvre un champ de possibilités et d’impossibilités pour la mise en récit. Parfois, il incite à explorer des directions de recherche inattendues, par exemple vers de nouveaux entretiens ou de nouvelles sources documentaires. La restitution d’une controverse ne consiste donc pas en une simple communication unidirectionnelle depuis des auteur·rice·s vers un public : elle contribue à développer l’enquête et participe à la sensibilisation des enquêteur·rice·s à leurs objets d’étude.
L’écriture est une épreuve, qui invite à « aligner les idées, car des idées non écrites, laissées à leur propre appareil, tournent en rond », ainsi que l’a formulé le philosophe Vilém FlusserVilém Flusser, Does Writing Have a Future ?, Minneapolis (Minn.), University of Minnesota Press, 2011, p. 6. Traduction des auteurs.. Elle demande de construire des lignes de pensée, d’articuler un ensemble épars d’informations, de préciser et de formaliser ce qui ne relèverait sans elle que de la rêverie ou de la libre association. Ce travail de mise en forme n’est pas un processus secondaire, survenant après la stabilisation d’un contenu ou d’une idée préexistante. Sans forme, il n’existe pas d’expression possible. D’où la nécessité de consacrer du temps et de l’énergie à la recherche de formes pertinentes pour l’analyse qui est menée.
Le déroulement même de l’enquête contribue à orienter le choix et la définition d’une forme de restitution appropriée. C’est ainsi que le format de publication d’une controverse évolue continuellement, bifurque et parfois change du tout au tout au fur et à mesure que s’étoffent la collecte des documents et des témoignages ainsi que la problématisation. L’enquête et sa mise en forme s’inscrivent ainsi dans un processus de co-constitutionUn tel processus pourrait être également qualifié de morphogénétique, selon la proposition conceptuelle de l’anthropologue Tim Ingold dans son analyse des pratiques de fabrication, se présentant comme la « rencontre de forces et de matériaux » engagés dans une croissance et une définition réciproque et évolutive : Tim Ingold, « Les matériaux de la vie », Socio-anthropologie, 35, 2017, p. 23-43..
Par ailleurs, dans toute enquête de sciences sociales, la mise en forme n’est jamais séparée hermétiquement de l’élaboration des matériaux de l’enquête : ce travail participe d’une chaîne continue de gestes et de pratiques, qui relèvent tous d’une forme d’écriture. Entre notes, transcriptions, tableaux, dessins, puis documents formalisés, le chemin qui mène de l’écriture qui enquête à l’écriture qui publie est marqué par une série d’étapes intermédiaires – rarement séquentielles – et de reformulations. Cette continuité permet de connecter les témoignages du terrain, quand il y en a un, à la reconstitution proposée par la publication, de relier et d’organiser les déclarations et les matériaux mobilisés par les acteur·rice·s.